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D’ÉVHÉMÈRE.

culté que moi à dévorer. Ils doivent être comme moi, ils doivent gémir comme moi en voyant si souvent le crime triomphant, et la vertu foulée aux pieds des pervers. Est-ce donc une si grande consolation pour d’honnêtes gens comme les bons épicuriens, de n’avoir point d’espérance ?

Callicrate.

Ces épicuriens ont sur vous une supériorité bien marquée : ils n’ont point de reproche à faire à un Être suprême, à un Dieu juste qui laisse la vertu sans secours ; ils n’ont reconnu des dieux que par bienséance, pour ne pas effaroucher la canaille d’Athènes ; mais ils ne les font pas créateurs d’hommes, juges d’hommes, bourreaux d’hommes.

Évhémère.

Vos épicuriens sont-ils plus amis de l’homme, donnent-ils une plus solide base à la vertu, consolent-ils plus nos misères en ne reconnaissant que des dieux inutiles, occupés de boire et de manger ? Hélas ! qu’importe que dans un coin de la Sicile il y ait une petite société d’animaux à deux pieds qui raisonnent bien ou mal sur la Providence ?

Pour savoir si nous serons heureux ou malheureux après notre mort, il faudrait savoir s’il peut exister de nous quelque chose de sensible quand tous les organes du sentiment sont détruits, quelque chose qui pense quand la cervelle, où se formait la pensée, est mangée des vers, et quand ces vers et cette cervelle sont en poussière ; si une faculté, une propriété d’un animal peut subsister encore quand cet animal ne subsiste plus. C’est un problème qu’aucune secte n’a pu jusqu’ici résoudre, personne même ne peut en comprendre le sens : car si, dans un repas, quelqu’un demande : « Ce lièvre servi dans ce plat a-t-il conservé sa faculté de courir ? Ce pigeon a-t-il toujours sa faculté de voler ? » ces questions seront absurdes et exciteront la risée. Pourquoi ? c’est que le contradictoire, l’impossible en saute aux yeux. Nous avons assez vu que Dieu ne peut faire l’impossible, le contradictoire.

Mais si dans l’animal raisonnable, appelé homme, Dieu avait mis une étincelle invisible, impalpable, un élément, quelque chose de plus intangible qu’un atome d’élément, ce que les philosophes grecs appellent une monade[1] ; si cette monade était indestructible, si c’était elle qui pensât et qui sentît en nous, alors

  1. Le premier de ces philosophes grecs est l’Allemand Leibnitz. La monade, selon les leibnitziens, est un être simple et sans parties, dont sont composés tous les autres êtres. (Cl.)