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D’ÉVHÉMÈRE.

que je suis prêt à tomber ébloui et accablé, quand j’ose tenter de regarder la moindre partie de ce ressort universel par qui tout subsiste.

J’ai des sens qui d’abord me font du plaisir ou de la douleur. J’ai des idées, des images qui me viennent par mes sens, et qui entrent dans moi sans que je les appelle. Je ne les fais pas, ces idées ; et lorsqu’il s’en est amassé en moi une quantité assez grande, je suis tout étonné de sentir en moi le pouvoir d’en composer quelques-unes. La propriété qui se développe en moi de me ressouvenir de ce que j’ai vu et de ce que j’ai senti fait que je compose dans ma tête l’image de ma nourrice avec celle de ma mère, et celle de la maison où je suis élevé avec celle de la maison voisine. Je rassemble ainsi mille idées différentes, dont je n’ai créé aucune : ces opérations sont l’effet d’une autre faculté, celle de répéter les mots que j’ai entendus, et d’y attacher d’abord un peu de sens. On me dit qu’on appelle tout cela mémoire.

Enfin quand le temps a un peu fortifié mes organes, on me dit que mes facultés de sentir, de me ressouvenir, d’assembler des idées, sont ce qu’on appelle âme.

Ce mot ne signifie et ne peut signifier que ce qui les anime. Toutes les nations orientales ont donné le nom de vie à ce que nous nommons âme : nous avons la faculté de donner ainsi des noms généraux et abstraits aux choses que nous ne pouvons définir. Nous désirons, mais il n’y a point dans nous un être réel qui s’appelle désir. Nous voulons, mais il n’y a pas dans notre cœur une petite personne qui s’appelle volonté. Nous imaginons, sans qu’il y ait dans le cerveau un être particulier qui imagine. Les hommes de tout pays, j’entends les hommes qui raisonnent, ont inventé des termes généraux pour exprimer toutes les opérations, tous les effets de ce qu’ils sentent et de ce qu’ils voient : ils ont dit la vie et la mort, la force et la faiblesse. Il n’y a pourtant point d’être réel qui soit, ou la faiblesse, ou la force, ou la mort, ou la vie ; mais ces manières de s’exprimer sont si commodes qu’elles ont été adoptées de tout temps par les nations raisonneuses.

Si ces expressions ont servi pour la facilité du discours, elles ont produit bien des méprises. Les peintres, par exemple, et les sculpteurs, ont voulu représenter la force, et ils ont figuré un gros homme avec une poitrine velue et des bras musculeux ; ils ont dessiné un enfant pour donner une idée de la faiblesse. On a personnifié ainsi les passions, les vertus, les vices, les années, et les jours. Les hommes se sont accoutumés, par ce déguisement continuel, à prendre toutes leurs facultés, toutes leurs propriétés,