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D’ÉVHÉMERE.

engloutie depuis peu d’années, et ses ruines encore fumantes. Souvenez-vous de ce que Platon nous apprend de la destruction de l’île Atlantique, abîmée il n’y a pas plus de dix mille ans ; songez à l’inondation qui détruisit la Grèce.

À l’égard du mal moral, souvenez-vous seulement de tout ce que vous avez vu, et donnez l’épithète de bon à votre Dieu, si vous l’osez. On n’a jamais répondu à ce fameux argument[1] : Ou Dieu n’a pu empêcher le mal ; et, en ce cas, est-il tout puissant ? ou il l’a pu, et il ne l’a pas fait : alors où est sa bonté ?

Évhémère.

Cet ancien raisonnement, qui semble détrôner Dieu et mettre à sa place le chaos, m’a toujours effrayé ; les folles horreurs dont j’ai été témoin sur ce malheureux globe m’épouvantent encore davantage. Cependant au pied de ce mont Etna qui vomit la flamme et la mort autour de nous, je vois les campagnes les plus riantes et les plus fertiles ; et, après dix ans de carnage et de destruction, je vois renaître dans Syracuse la paix, l’abondance, les plaisirs, les chansons et la philosophie : il y a donc du bien dans ce monde, s’il y a tant de mal ; il est donc démontré que Dieu n’est pas absolument méchant, s’il est l’auteur de tout.

Callicrate.

Ce n’est pas assez qu’un dieu ne soit pas toujours et complètement cruel, il faut qu’il ne le soit jamais ; et la terre, son prétendu ouvrage, est toujours affligée de quelque affreux désastre. Quand l’Etna se repose, d’autres volcans sont en fureur. Quand Alexandre n’est plus, d’autres destructeurs s’élèvent ; il n’y a jamais eu un moment sur ce globe sans désastre et sans crime.

Évhémère.

C’est à quoi j’en veux venir. L’idée d’un dieu bourreau, qui fait des créatures pour les tourmenter, est horrible et absurde : l’idée de deux dieux, dont l’un fait le bien et l’autre fait le mal, est plus absurde encore, et n’est pas moins horrible. Mais si on vous prouve une vérité, cette vérité existe-t-elle moins parce qu’elle traîne après elle des conséquences inquiétantes ? Il y a un Être nécessaire, éternel, source de tous les êtres : existera-t-il moins parce que nous souffrons ? Existera-t-il moins parce que je suis incapable d’expliquer pourquoi nous souffrons ?

Callicrate.

Capable ou non, je vous prie de hasarder avec moi ce que vous en pensez.

  1. Il est d’Épicure ; et Voltaire l’a déjà cité tome XXVVIII, page 539.