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DIALOGUES
Callicrate.

Quoi ! vous avez voyagé à la suite d’Alexandre, et vous n’êtes point en extase d’admiration ?

Évhémère.

Vous voulez dire de pitié ?

Callicrate.

De pitié pour Alexandre !

Évhémère.

Pour qui donc ? Je ne l’ai vu que dans l’Inde et dans Babylone, où j’avais couru comme les autres, dans la vaine espérance de m’instruire. On m’a dit qu’en effet il avait commencé ses expéditions comme un héros, mais il les a finies comme un fou : j’ai vu ce demi-dieu, devenu le plus cruel des barbares après avoir été le plus humain des Grecs. J’ai vu le sobre disciple d’Aristote changé en un méprisable ivrogne. J’arrivai auprès de lui lorsqu’au sortir de table il s’avisa de mettre le feu au superbe temple d’Esthékar, pour contenter le caprice d’une misérable débauchée nommée Thaïs. Je le suivis dans ses folies de l’Inde ; enfin je l’ai vu mourir à la fleur de son âge dans Babylone, pour s’être enivré comme le dernier des goujats de son armée.

Callicrate.

Voilà un grand homme bien petit !

Évhémère.

Il n’y en a guère d’autres ; ils sont comme l’aimant, dont j’ai découvert une propriété : c’est qu’il a un côté qui attire, et un côté qui repousse.

Callicrate.

Alexandre me repousse furieusement quand il brûle une ville étant ivre. Mais je ne connais point cette Esthékar dont vous me parlez ; je savais seulement que cet extravagant et la folle Thaïs avaient brûlé Persépolis pour s’amuser.

Évhémère.

Esthékar est précisément ce que les Grecs appellent Persépolis. Il plaît à nos Grecs d’habiller tout l’univers à la grecque : ils ont donné au fleuve Zom-Bodpo le nom d’Indos ; ils ont appelé Hydaspe un autre fleuve ; aucune des villes assiégées et prises par Alexandre n’est connue par son véritable nom ; celui même d’Inde est de leur invention : les nations orientales l’appelaient Odhu. C’est ainsi qu’en Égypte ils ont fait les villes d’Héliopolis, de Crocodilopolis, de Memphis. Pour peu qu’ils trouvent un mot sonore, ils sont contents. Ils ont ainsi trompé toute la terre, en nommant les dieux et les hommes.