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A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 365

qu'elle prenait d'attiser le feu qui nous dévorait. Ce n'était pas le temps d'avoir des théâtres. Il a fallu attendre les jours du car- dinal de Richelieu pour former un Corneille, et ceux de Louis XIV pour nous honorer d'un Racine.

Il n'en était pas ainsi à Londres, quand Shakespeare établit son théâtre. C'était le temps le plus florissant de l'Angleterre ; mais ce ne pouvait être encore celui du goût^. Les hommes sont réduits, dans tous les genres, à commencer par des Thespis avant d'arriver à des Sophocles. Cependant tel fut le génie de Shakes- peare que ce Thespis fut Sophocle quelquefois. On entrevit sur sa charrette, parmi la canaille de ses ivrognes barbouillés de lie, des héros dont le front avait des traits de majesté.

Je dois dire que, parmi ces bizarres pièces, il en est plu- sieurs où l'on retrouve de beaux traits pris dans la nature, et qui tiennent au sublime de l'art, quoiqu'il n'y ait aucun art chez lui.

C'est ainsi qu'en Espagne Diamantc et Giiillem de Castro semèrent, dans leurs deux tragédies monstrueuses du Cid, des beautés dignes d'être exactement traduites par Pierre Corneille-. Ainsi, quoique Calderon eût étalé dans son Hcraclius l'ignorance la plus grossière, et un tissu de folies les plus absurdes, cepen- dant il mérita que Corneille daignât encore prendre de lui la situation la plus intéressante de son Hcraclius français, et surtout ces vers admirables, qui ont tant contribué au succès de cette pièce (acte IV, scène iv) :

malheureux Pliocas! ô trop lieureux Maurice! Tu recouvres deux fils pour mourir après toi; Et je n'en puis trouver pour régner après moi.

Vous voyez, messieurs, que, dans les pays et dans les temps où les beaux-arts ont été le moins en honneur, il s'est pourtant trouvé des génies qui ont brillé au milieu des ténèbres de leur siècle. Ils tenaient de ce siècle où ils vécurent toute la fange dont ils étaient couverts ; ils ne devaient qu'à eux-mêmes l'éclat qu'ils répandirent sur cette fange. Après leur mort ils furent regardés comme des dieux par leurs contemporains, qui n'avaient rien vu de semblable. Ceux qui entrèrent dans la même carrière furent à peine regardés. lAIais enfin, quand le goût des premiers hommes

��i. Les éditions antérieures à celle de Lequien portent : « du bon goût. » 2. Nous avons déjà fait remarquer que Diamante a imité le Cid français.

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