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prise comme un crime de haute trahison et comme une impiété. Ce déchaînement ne discontinua point, et l’objet de tant de haines ne prit enfin d'autre parti que celui d’en rire.

Malgré cet acharnement contre la littérature et la philosophie anglaise, elles s’accréditèrent insensiblement en France. On traduisit bientôt tous les livres imprimés à Londres. On passa d’une extrémité à l’autre. On ne goûtait plus que ce qui venait de ce pays, ou qui passait pour en venir. Les libraires, qui sont des •- marchands de modes, vendaient des romans anglais comme on vend des rubans et des dentelles de point sous le nom ù’Angleterre.

Le même homme qui avait été la cause de cette révolution dans les esprits fut obligé, en 1760, par des raisons assez connues, de commenter les tragédies du grand Corneille, et vous consulta assidûment sur cet ouvrage. Il joignit à la célèbre pièce de Cinna une traduction du Jules Ccsar’^ de Shakespeare, pour servir à comparer la manière dont le génie anglais avait traité la conspiration de Brutus et de Cassius contre César, avec la manière dont Corneille a traité assez difTéremment la conspiration de Cinna et d’Emilie contre Auguste.

Jamais traduction ne fut si fidèle. L’original anglais est tantôt en vers, tantôt en prose ; tantôt en vers blancs, tantôt en vers rimes. Quelquefois le style est d’une élévation incroyable ; c’est César qui dit qu’il ressemble à l’étoile polaire et à l’Olympe. Dans un autre endroit il s’écrie : « Le danger sait bien que je suis plus dangereux que lui. ^’ous naquîmes tous deux d’une même portée le même jour; mais je suis l’aîné et le plus terrible. » Quelquefois le style est de la plus grande naïveté : c’est la lie du peuple qui parle son langage ; c’est un savetier qui pro- pose à un sénateur de le ressemeler’-. Le commentateur de Cor-

1. Voyez tome VII, pace 433.

2. Depuis la publication de ces lettres à l’Académie, une dame anglaise ne pouvant souffrir que tant de turpitudes fussent révélées en France, a écrit, comme on le verra, un livre entier pour justifier ces infamies. Elle accuse le premier des Français qui cultiva la langue anglaise dans Paris de ne pas savoir cette langue : elle n’osa pas, à la vérité, prétendre qu’il a mal traduit aucune de ces inconcevables sottises déférées à l’Académie française; elle lui reproche de n’avoir pas donné au mot de course le même sens qu’elle lui donne, et d’avoir mis au propre le mot carve. qu’elle met au figuré. Je suis persuadé, madame, que cet académicien a pénétré le vrai sens, c’est-à-dire le sens barbare d’un comédien du xvi" siècle, homme sans éducation, sans lettres, qui enchérit encore sur la barbarie de son temps, et qui certainement n’écrivait pas comme Addison et Pope. Mais qu’importe? Que gagnerez-vous en disant que, du temps d’Elisabeth, course ne signifiait pas course? Cela prouvera-t-il que des farces monstrueuses (comme ou

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