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328 LETTRE

si nécessaire que des doubles croches. Le pauvre La Fontaine, croyant sérieusement qu’on lui faisait une énorme injustice, fit la satire du Florentin contre Lulli. Elle n’est pas dans le goût de celles de Boileau ou d’Horace.

Le b… avait juré de m’amuser six mois :
Il s’est trompé de deux. Mes amis, de leur grâce,
Me les ont épargnés, l’envoyant où je croi
Ou’il va bien sans eux et sans moi.
Voilà l’histoire en gros : le détail a des suites
Qui valent bien d’être déduites,
Mais j’en aurais pour tout un an.

Non, sans doute, ce sot détail et ces suites ne valaient pas d’être déduites, et surtout en si mauvais vers. Le pis est qu’il s’excuse sur cette ridicule satire à Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, en vers non moins ridicules. Il croit que Lulli lui a ôté sa fortune et sa gloire, en ne faisant point de musique pour ses paroles. Voici comme il s’explique :

Mais il (le ciel) m’a fait auteur, je m’excuse par là :
Auteur qui, pour tout fruit, moissonne
Un peu de gloire; on le lui ravira,
Et vous croyez qu’il s’en taira!
Il n’est donc plus auteur? La conséquence est bonne.

Je sais bien que le cocher de Vertamont aurait fait de tels vers tout aussi bien que La Fontaine. Je sais que ces misères prosaïques en rimes ne sont que des sottises aisées ; mais enfin le même homme est le meilleur metteur en œuvre des anciennes fables d’Ésope et de Pilpay, et celui qui, dans ce genre, a le mieux enchâssé l’esprit des autres. Encore une fois, ce talent unique fait tout pardonner. Lulli même lui pardonna, et très-plaisamment, en disant qu’il aimerait mieux mettre en musique la satire de La Fontaine que ses opéras.

Il me semble que la voix publique donne la préférence à ses Fables sur ses Contes. Ceux-ci paraissent pour la plupart, aux bons critiques, un peu trop allongés. Ils n’aiment point dans le Joconde, pris de l’Arioste :

Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte;
Je la tiens pucelle sans faute,
Et si pucelle qu’il n’est rien
De plus puceau que cette fille.