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et de sa mort, de ces anecdotes presque toujours fausses, et si souvent absurdes. Je m’en tiendrais à ses grandes actions, connues de toute la terre. Ainsi les déclamations de quelques poëtes[1] contre les conquêtes d’Alexandre ne me paraîtraient que des jeux d’esprit. Je respecterais celui qui respecta la mere, la femme et les filles de Darius ses prisonnieres. Je l’admirerais dans la digue qu’il construisit au siege de Tyr, et qui fut imitée deux mille ans après par le cardinal De Richelieu au siege de La Rochelle. S’il est vrai qu’Alexandre fit crucifier deux mille citoyens de Tyr après la prise de la ville, je frémirais ; mais j’excuserais peut-être cette vengeance atroce, contre un peuple qui avait assassiné ses ambassadeurs et ses hérauts, et qui avait jetté leurs corps dans la mer. Je me rappellerais que César traita de même six cents des principaux citoyens de Vannes bien moins coupables ; et je plaindrais les nations si souvent en proie à de si horribles calamités. Mais je ne croirais point que Dieu suscita Alexandre, et lui livra l’opulente ville de Tyr uniquement pour faire plaisir à Jérusalem, avec qui elle n’eut jamais de guerre particuliere. Prideaux, et après lui Rollin, ont beau rapporter des passages de Joël et d’ézéchiel, dans lesquels ils se réjouissent de la premiere chûte de Tyr sous Nabucodonosor, comme des esclaves fouettés par leurs maîtres insultent à d’autres esclaves fouettés à leur tour. Ces passages si ridiculement appliqués ne me feraient jamais croire que le dieu de l’univers, qui a laissé prendre tant de fois Jérusalem et son temple, n’a fait marcher Alexandre à la conquête de l’Asie que pour consoler quelques juifs. Je ne croirais pas davantage à la fable absurde que Flavien Joseph ose raconter. Selon ce juif, le pontife juif nommé Jaddus, ou plutôt Jadduah avait apparu en songe à Alexandre dix ans auparavant ; il l’avait exhorté à la conquête de l’empire persan, et l’avait assûré que le dieu des juifs le conduirait lui-même par la main. Quand ce grand-prêtre vint en tremblant, suivi d’une députation juive, adorer Alexandre, c’est-à-dire, se prosterner devant lui et demander ses ordres, Alexandre, voyant le mot yaho gravé sur la thiare de ce prêtre, reconnut Jaddus au bout de dix ans, se prosterna lui-même, comme s’il avait su l’hébreu. Et voilà donc comment on écrivait l’histoire[2] !

  1. Boileau : voyez tome XVII, page 107.
  2. Dans son Charlot, acte I, scène vii (voyez tome V du Théâtre), Voltaire avait dit :
    Et voilà justement comme on écrit l’histoire.