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quand l’heure de manger sera venue, viens manger du pain et le tremper dans du vinaigre...[1]. Ruth s’assit donc à côté des moissonneurs, mangea de la bouillie, fut rassasiée et emporta les restes. Elle glana encore ; et ayant battu ses épics d’orge, elle en tira environ trois boisseaux. Et retournant chargée à Bethléem, elle donna à sa belle-mere les restes de sa bouillie... Noëmi dit à sa fille : ma fille, Booz est notre proche parent, et cette nuit il vanera son orge ; lave-toi donc, oins-toi, prends tes plus beaux habits, et va-t’en à son aire ; et quand Booz ira dormir, remarque bien l’endroit où il dormira ; découvre sa couverture du côté des pieds, et tu demeureras-là ; il te dira ce que tu dois faire. Ruth lui répondit : je ferai ce que vous me commandez... elle alla donc dans l’aire de Booz, et fit comme sa belle-mere avait dit... ... et Booz ayant bu et mangé, étant devenu plus gai s’alla coucher contre un tas de gerbes. Et Ruth vint tout doucement, et ayant levé la couverture aux pieds elle se coucha là[2]. Au milieu de la nuit Booz fut tout étonné de trouver une femme à ses pieds, et lui dit : qui es-tu ? Elle répondit : je suis Ruth ta servante ; étends-toi sur ta servante, car tu es mon proche parent... Booz lui dit : ma fille, Dieu te bénisse ; tu vaux encore mieux cette nuit que ce matin, car tu n’as point été chercher des jeunes gens soit riches, soit pauvres... ne crains rien, car je ferai tout ce que tu as dit, car on sait que tu es une femme de bien... j’avoue que je suis ton parent, mais il y en a un autre plus proche que moi... reste ici cette nuit ; et si demain matin le

  1. le meilleur pain qu’on eût dans ce pays-là était fait d’orge et de seigle, qu’on cuisait sous la cendre. On le trempait un peu dans de l’eau et du vinaigre ; ce fut la coutume des peuples d’orient, et même des grecs et des romains ; les soldats n’étaient pas nourris autrement. Ruth, qui était venue à pied du pays de Moab et qui avait passé le grand désert, si elle n’avait pas traversé le Jourdain, ne devait pas être accoutumée à une nourriture fort délicate. Pour peu que l’on ait vu les habitans des Pyrenées et des Alpes, pour peu qu’on ait lu les voyageurs qui ont passé par les monts Krapacs et par le Caucase, on sera convaincu que la moitié des hommes ne se nourrit pas autrement, et que la pauvreté et la grossiéreté, mere de la simplicité, ont toujours été leur partage.
  2. si les critiques trouvent mauvais que Booz, cet homme si puissant et si riche, s’aille coucher contre un tas de gerbes, ou sur un tas de gerbes, comme font encore nos manœuvres après la moisson ; ils trouvent encore plus mauvais que Ruth aille se coucher tout doucement dans le lit de Booz. Si ce Booz, disent-ils, devait en qualité de parent épouser cette Ruth, c’était à Noëmi sa mere à faire honnêtement la proposition du mariage ; elle ne devait pas persuader à sa bru de faire le métier de coureuse. De plus, Noëmi devait savoir qu’il y avait un parent plus proche que Booz. C’était donc à ce parent plus proche que l’on devait s’adresser.