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AVERTISSEMENT

DE L’EDITION DE 173Gi

Il y a près do huit années que plusieurs personnes prièrent l’auteur de /a IJenriade de leur faire connaître le génie et le goût du théâtre anglais. H traduisit en vers une scène du Jules César de Shakespeare, dans laquelle Antoine expose aux yeux du peuple romain le corps sanglant de César. Cette scène anglaise passe pour un des morceaux les plus frapi)ants et les plus pathétiques qu’on ait jamais mis sur aucun tiiéàtre. Le peuple romain, conduit de la haine à la pitié et à la vengeance par la harangue d’Antoine, est un spectacle digne de tous ceux qui aiment véritablement la tragédie.

Les amis de M. de V… le prièrent de donner une traduction du reste de la pièce ; mais c’était une entreprise impossible. Shakespeare, père de la tra- gédie anglaise, est aussi le père de la barbarie qui y règne. Son génie su- blime, sans culture et sans goût, a fait un chaos du théâtre cju’il a créé.

Ses pièces sont des monstres dans lesquelles il y a des parties qui sont des chefs-d’œuvre de la nature. Sa tragédie intitulée la Morl de César commence par son triomphe au Capitule, et finit par la mort de Brutus et de Cassius à la bataille de Philippes. On assassine César sur le théâtre. On voit des sénateurs bouffonner avec la lie du peuple. C’est un mélange de ce que le tragique a de plus terrible, et de ce que la farce a de plus bas. Je ne fais que répéter ici ce que j’ai souvent ouï dire à celui dont je donne l’ouvrage au public. Il se détermina, pour satisfaire ses amis, à faire un Jules César qui, sans ressembler à celui de Shakespeare, fût pourtant tout entier dans le goût anglais. On dit que c’est la première, parmi celles qui méritent d’être connues, où l’on n^ait point introduit de femmes. A peu près dans ce temps-là, le noble vénitien M. l’abbé Conti, qui joint le talent de la poésie à la philosophie la plus sublime, avait fait imprimer sa tragédie ita- lienne de la Mort de Jules César. Le feu duc de Buckingham, père de ce- lui qui vient de mourir à Rome, en fit aussi une sur le même sujet. Ces quatre tragédies, entièrement différentes les unes des autres, se ressemblent en un seul point, c’est qu’elles sont toutes sans amour.

1. Cet Avertissement est de l’abbé de Lamare. Je le donne parce qu’il est né- cessaire pour l’intelligence de la lettre de Voltaire du 15 mars 173G. (B.)