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MERLIN.

Ce fou de Merlin, monsieur, qui sert un maître[1] qui n’a pas le sou.

LE CHEVALIER.

Il faut que je sorte de cette malheureuse vie.

MERLIN.

Vivez plutôt, monsieur, pour me payer mes gages.

LE CHEVALIER.

J’ai mangé tout mon bien au service du roi.

MERLIN.

Dites au service de vos maîtresses, de vos fantaisies, de vos folies. On ne mange jamais son bien en ne faisant que son devoir. Qui dit ruiné dit prodigue ; qui dit malheureux dit imprudent ; et la morale…

LE CHEVALIER.

Ah ! coquin ! tu abuses de ma patience et de ma misère : je te pardonne, parce que je suis pauvre ; mais si ma fortune change, je t’assommerai.

MERLIN.

Mourez de faim, monsieur, mourez de faim.

LE CHEVALIER.

C’est bien à quoi il faut nous résoudre tous deux, si mon maroufle de frère aîné, le comte de Fatenville, n’arrive pas aujourd’hui dans ce maudit village où je l’attends. Ô ciel ! faut-il que cet homme-là ait soixante mille livres de rente pour être venu au monde une année avant moi ! Ah ! ce sont les aînés qui ont fait les lois ; les cadets n’ont pas été consultés, je le vois bien.

MERLIN.

Eh ! monsieur, si vous aviez eu les soixante mille livres de rente, vous les auriez déjà mangées, et vous n’auriez plus de ressource ; mais M. le comte de Fatenville aura pitié de vous ; il vient ici pour épouser la fille du baron, qui aura cinq cent mille francs de biens : vous aurez un petit présent de noces.

LE CHEVALIER.

Épouser encore cinq cent mille francs, et le tout parce qu’on est aîné ; et moi, être réduit à attendre ici de ses bontés ce que je devrais ne tenir que de la nature ! Demander quelque chose à son frère aîné, c’est là le comble des disgrâces.

  1. Les éditions de 1761 et 1765 portent : « Un homme ». (B.)