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Le roi, sans être instruit de la procédure, avait, par les seules lumières d’un esprit éclairé et droit, déclaré la fable inventée par les Véron ce qu’elle est en effet : le comble de l’absurdité la plus grossière et de l’audace la plus effrénée. L’opinion du roi et de tous les hommes sages me rassurait. Les formes seules pouvaient me donner quelque légère inquiétude.

M. Linguet, avocat de M. le comte de Morangiés, résistant seul, par sa fermeté et par son éloquence, à une foule d’avocats séduits par les Véron, devenus malgré eux les organes du mensonge, à la cabale d’une populace déchaînée, à la sentence d’un bailliage prévenu et partial, s’est fait une réputation qui durera autant que le barreau.

Le parlement s’en est fait une plus grande en débrouillant ce chaos de fraudes et d’impostures, accumulées pendant deux ans entiers par tant de suppôts de l’usure et de la chicane.

La raison et l’équité ont dicté son arrêt[1]. La cabale est rentrée dans le néant ; il ne reste à ceux qu’elle avait entraînés que la honte d’avoir été surpris par elle.

Cet exemple fera voir combien nous devons respecter et chérir des juges qui, n’étant point entrés dans le sanctuaire de la justice par la porte de la vénalité, et choisis par le roi pour être justes, avaient confondu eux-mêmes toute cabale en s’occupant uniquement de leurs devoirs sacrés.

Les chambres assemblées travaillèrent à ce jugement, le 3 de ce mois, depuis cinq heures et demie du matin jusqu’à six heures et demie du soir, sans prendre ni repos ni nourriture. Il faut les regarder comme les pères de la patrie. On voit, par cet arrêt mémorable, qu’ils ont été encore plus occupés de justifier la vertu opprimée que de punir le crime ; et M. de Morangiés me mande que ses sentiments s’accordent avec l’arrêt.

La faction des Véron avait tellement préoccupé une grande partie de tout Paris que j’ai lu, dans les Nouvelles à la main du 3 auguste[2], ces propres mots : « Tout le monde s’étonne de la part singulière que prend M. de Voltaire à cette affaire ténébreuse. » C’est ce qu’avait déjà imprimé un des avocats des Véron.

La part que j’ai prise, messieurs, à cette affaire qui n’a jamais été ténébreuse pour moi était fondée sur la conviction, sur l’examen de tous les papiers que M. le comte de Morangiés avait

  1. Du 3 septembre 1773.
  2. Voltaire désigne ici les Mémoires secrets de Bachaumont. L’article qu’il cite manque dans plusieurs éditions de ces Mémoires.