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ligne dans tous les factums de M. de Morangiés, et même dans ceux de ses adversaires, qui ne manifeste son innocence et l’imposture qui l’attaque ; mais les juges sont astreints aux formes. Nous verrons qui l’emportera, ou de ces formes quelquefois funestes, mais toujours indispensables, ou de la vérité, qui s’est montrée avec tant de clarté et sans formes aux yeux du roi, aux vôtres, à ceux de tous les honnêtes gens.

Si les premiers juges de cette affaire si singulière se sont oubliés jusqu’à faire subir les plus grandes rigueurs de la prison à M. de Morangiés et au chirurgien Ménager, qu’ils ont déclarés innocents ; si cette énorme contradiction soulève les esprits raisonnables, il ne la faut imputer, messieurs, qu’à un sentiment d’équité qui s’est mépris.

Vous connaissez le serment de rendre justice aux pauvres comme aux riches, aux petits comme aux grands. Ce serment et la crainte de faire pencher la balance emportent quelquefois les âmes les plus vertueuses jusqu’à l’injustice. Il faudrait leur imposer plutôt le serment de rendre justice au riche comme au pauvre, au puissant comme au faible ; mais ce serait ici la cause de la famille Véron qui deviendrait la cause du riche, car si elle gagne son procès, elle a d’un côté les cent mille écus supposés prêtés à M. de Morangiés, et deux cent[1] mille francs supposés donnés à la femme Romain par le testament absurde et contradictoire dicté à la veuve Véron ; et la maison Morangiés est ruinée. Ce n’est pas, sans doute, le maréchal de camp qui est puissant dans sa prison ; c’est la cabale hardie, industrieuse, redoutable par ses clameurs et par ses efforts infatigables, qui est puissante.

Enfin, messieurs, attendons l’arrêt définitif d’un parlement dont les lumières et les intentions sont également pures.

Si l’avocat de l’infortuné maréchal de camp, pénétré de son innocence, a pu, dans la chaleur du zèle le plus désintéressé, manquer au respect qu’il devait à messieurs les gens du roi[2], ils sont assez grands pour lui pardonner, et trop justes pour faire retomber sur le plus malheureux des hommes de son rang la

  1. Il est à remarquer que, dans la foule des contradictions étonnantes dont fourmillent toutes les pièces des Véron, on a fait dire à cette veuve qu’elle n’avait jamais eu que ces cent mille écus, et on la fait riche de cinq cent mille francs par son testament. (Note de Voltaire.)
  2. Le mémoire de Linguet, intitulé Observations pour le comte de Morangiés, contenait des termes injurieux dont un arrêt du parlement, du 2 juillet 1773, ordonnait la radiation et suppression. (B.)