Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/77

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

main à la main ? Comment ce Véron aurait-il confié secrètement à un étranger cette somme, en y comprenant sa vaisselle d’argent, dont la moitié appartenait à sa femme par la coutume de Paris ? Comment cette femme aurait-elle ignoré que son mari eût tant d’or et tant de vaisselle ? Et par quelle manœuvre contraire à tous les usages aurait-elle fait valoir cette somme chez un notaire, sans qu’on ait retrouvé dans l’étude de ce notaire la moindre trace de cette manœuvre frauduleuse ? Par quel excès d’une démence incroyable aurait-elle porté cet or dans une charrette à Vitry au fond de la Champagne ? Comment l’aurait-elle reporté ensuite à Paris, dans une autre charrette, sans que sa famille en eût jamais le moindre soupçon, sans que dans le cours du procès personne ne se soit avisé de demander seulement le nom du charretier, qui doit être enregistré, ainsi que sa demeure ?

Après cette foule de suppositions extravagantes, débitées si grossièrement pour prévenir l’objection naturelle que la veuve Véron ne pouvait posséder cent mille écus dans son galetas ; après, dis-je, ce ramas d’absurdités, vient l’autre fable des mêmes cent mille écus portés par Du Jonquay dans ses poches à M. de Morangiés, en treize voyages à pied, l’espace de cinq à six lieues, Ce dernier excès de folie était le comble ; et la nation en aurait partagé l’opprobre si elle avait pu croire longtemps ce long tissu d’impostures stupides, qui, font frémir la raison, et que cependant on s’efforça d’abord d’accréditer.

Ne dissimulons rien, messieurs : notre légèreté nous fait souvent adopter pour un temps les fables les plus ridicules ; mais, à la longue, la saine partie de la nation ramène l’autre. Je ne crains point de le dire : cette nation courageuse, spirituelle, pleine de grâces, mais trop vive, aura toujours besoin d’un roi sage.

Cette affaire, aussi affreuse qu’extravagante, aurait fini en quatre jours si les formalités nécessaires de nos lois avaient pu laisser agir monsieur le lieutenant de police, dont le ministère s’exerce sur les usuriers, sur les courtiers. Je ne parle pas ainsi pour le flatter : je n’ai pas l’honneur de le connaître, et, près de ma fin, je n’ai personne à flatter, ni rois ni magistrats.

Je vous remettrai seulement sous les yeux que monsieur le lieutenant de police, par ses soins et par ses délégués, était parvenu en un seul jour à faire avouer à Du Jonquay et à sa mère Romain, fille de la Véron, que jamais ils n’avaient porté cent mille écus à M. de Morangiés, qu’ils ne lui avaient prêté que douze cents francs. Non-seulement ils firent cet aveu verbalement ; mais ils le déclarèrent ensemble, après l’avoir déclaré