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monstres ; qu’il est Curtius se précipitant dans le gouffre pour le fermer ; que son client est Tantale et Orphée dans les enfers ; que les juges sont les Furies, et qu’il prend à partie tous ces gens-là.

Les sept gradués[1] qui ont jugé cette affaire en première instance disent qu’ils ne sont ni monstres ni furies, ni même des imbéciles ; qu’ils en savent autant que cet avocat qui répand sur eux tant de mépris, et qui leur fait tant de reproches ; que n’ayant nul intérêt à l’affaire, ils ont jugé suivant leur conscience et leurs lumières. Voilà donc un nouveau procès entre cet avocat et ces sept juges.

Les hommes impartiaux et judicieux disent : Ne prévenons point la décision du parlement ; ne nous hâtons point de prononcer sur une cause si compliquée, dont nous n’avons peut-être que des connaissances superficielles, puisque nous n’avons pas vu toutes les pièces secrètes, non plus que les avocats[2]. Le parlement ne jugera qu’avec bien de la peine sur des connaissances approfondies. Les magistrats du parlement sont les interprètes des lois, dont un tribunal inférieur doit être, dit-on, l’esclave. Il n’appartient qu’à eux de décider entre l’esprit et la lettre. La balance de Thémis n’a été inventée que pour peser les probabilités.

Les nations qui nous ont tout appris publièrent autrefois que Thémis était fille de Dieu, mais que la fille n’avait pas les yeux du père ; qu’il voyait tout clairement, et qu’elle ne voyait qu’à travers son bandeau ; qu’il connaissait, et qu’elle devinait. Thémis, selon cette mythologie sublime, remit sa balance et son glaive entre les mains de vieillards sans passions, sans intérêt, sans vices (non pas sans défauts), exercés dans l’art de sonder les cœurs et de démêler les plus grandes vraisemblances et les moindres. Retirés de la foule, ils ne se montraient aux hommes que pour apaiser leurs misérables différends, et pour réprimer leurs injustices ; ils s’aidaient mutuellement de leurs lumières, que la pureté de leurs intentions rendait encore plus pures. La vérité était le seul trésor qu’ils cherchaient sans cesse ; et avec tout cela ils se trompaient souvent, parce qu’ils étaient hommes, et que Dieu seul est infaillible[3].

  1. Le bailliage du Palais était composé de sept juges.
  2. Et pourquoi les pièces sont-elles secrètes quand les sentences sont publiques ? Pourquoi, dans Rome, dont nous tenons presque toute notre jurisprudence, tous les procès criminels étaient-ils exposés au grand jour, tandis que parmi nous ils se poursuivent dans l’obscurité ? (Note de Voltaire.)
  3. Voltaire s’imagine être un de ces vieillards. (G. A.)