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LE PHILOSOPHE.

« Le philosophe comprend le sentiment qu’il rejette avec la même étendue et la même netteté qu’il entend celui qu’il a adopté. L’esprit philosophique consiste dans un esprit d’observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes.

« Mais ce n’est pas l’esprit seul que le philosophe cultive. Il porte plus loin ses attentions et ses soins. L’homme n’est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d’une forêt ; les seules commodités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire, et, dans quelque état qu’il se puisse trouver, ses besoins et son bien-être l’engagent à vivre en société. Ainsi la raison exige de lui qu’il connaisse, qu’il étudie, et qu’il travaille à acquérir les qualités sociables. Il est étonnant que les hommes s’attachent si peu à tout ce qui est de pratique, et qu’ils s’échauffent si fort sur de vaines spéculations. Voyez les désordres affreux que tant de disputes théologiques ont causés : elles ont toujours roulé sur des points inexplicables, et quelquefois très-ridicules.

« Notre philosophe ne se croit point en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre ; il veut trouver des plaisirs avec les autres, et, pour en trouver, il faut en faire aux autres : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre, et il trouve en même temps ce qui lui convient ; c’est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile.

« La plupart des grands, à qui les dissipations ne laissent pas assez de temps pour méditer, sont féroces envers ceux qu’ils ne croient pas leurs égaux. Les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le monde.

« Il serait inutile de remarquer ici combien le philosophe est jaloux de tout ce qui s’appelle honneur et probité.

« Les sentiments de probité entrent autant dans la constitution du philosophe que les lumières de l’esprit. Plus vous trouverez de raison dans un homme, plus vous trouverez de probité en lui. C’est le contraire où règnent le fanatisme et la superstition, les passions et l’emportement.

« Ce qui fait l’honnête homme, ce n’est pas d’agir par amour ou par haine, par espérance ou par crainte ; c’est d’agir par esprit d’ordre et par raison.

« La faculté d’agir est, pour ainsi dire, comme la corde d’un instrument de musique ; montée sur un certain ton, elle ne sau-