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LE PHILOSOPHE.

Voyez l’éloge de M. Dumarsais dans le septième tome du grand Dictionnaire encyclopédique.

« Il n’y a rien qui coûte moins à acquérir que le nom de philosophe. Une vie obscure et retirée, quelques dehors de sagesse avec un peu de lecture, suffisent pour mériter ce nom à des personnes qui s’en décorent sans aucun droit. D’autres, qui ont eu la force de se défaire des préjugés de l’éducation, se regardent comme les seuls et véritables philosophes.

« Le philosophe est un être organisé comme les autres hommes, mais qui, par sa constitution, réfléchit sur ses mouvements. Les autres hommes sont déterminés à agir, sans connaître les causes qui les font sentir, sans même songer qu’il y en ait. Le philosophe, au contraire, démêle ces causes autant qu’il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance. C’est une horloge qui se monte quelquefois, pour ainsi dire, elle-même ; ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l’être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l’état où il se trouve.

« Le philosophe forme et établit ses principes sur une infinité d’observations particulières ; le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dans sa source, il en examine l’origine, il en connaît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui convient.

« De cette connaissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l’estime pour la science des faits. Il aime à s’instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point. Ainsi il regarde comme une maxime très-opposée aux progrès des lumières de l’esprit, de se borner à la seule méditation, et de croire que l’homme ne tire la vérité que de son propre fonds.

« Certains[1] métaphysiciens disent : Évitez les impressions des sens, laissez aux historiens la connaissance des faits, et celle des langues aux grammairiens. Nos philosophes, au contraire, sont persuadés que toutes nos connaissances nous viennent des sens ; que nous ne nous sommes fait des règles que sur l’uniformité des impressions sensibles ; que nous sommes au bout de nos lumières quand nos sens ne sont ni assez déliés, ni assez forts

  1. C’est au P. Malebranche, et au petit nombre de sectateurs qu’il avait encore, que ceci s’adresse. (Note de Voltaire.)