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de nos damnés avec ceux de l’antiquité pourrait avoir quelque chose de piquant si cette bigarrure était amenée avec art, s’il était possible de mettre de la vraisemblance dans ce mélange bizarre de christianisme et de paganisme, et surtout si l’auteur avait su ourdir la trame d’une fable, et y introduire des héros intéressants, comme ont fait depuis l’Arioste et le Tasse. Mais Virgile doit être si étonné de se trouver entre Cerbère et Belzébuth[1], et de voir passer en revue une foule de gens inconnus, qu’il peut en être fatigué, et le lecteur encore davantage. »

M. Gervais sentit la vérité de ce que je lui disais, et renvoya M. Martinelli avec ses commentaires. Nous nous avouâmes l’un à l’autre que ce qui peut convenir à une nation est souvent fort insipide pour le reste des hommes. Il faut même être très-réservé à reproduire les anciens ouvrages de son pays. On croit rendre service aux lettres en commentant Coquillart[2] et le roman de la Rose. C’est un travail aussi ingrat que bizarre de rechercher curieusement des cailloux dans de vieilles ruines, quand on a des palais modernes.

« Je me suis avisé d’être libraire, me disait M. Gervais : je quitterai bientôt le métier : il y a trop de livres, et trop peu de lecteurs. Je m’en tiendrai à tenir café. Tous ceux qui viennent en prendre chez moi disent continuellement : J’ai bien affaire du roman de Mlle  Lucie, des mémoires de M. le marquis de trois étoiles, de la nouvelle histoire de César et d’Auguste, dans laquelle il n’y a rien de nouveau ; et d’un dictionnaire des grands hommes, dans lequel ils sont tous si petits ; et de tant de pièces de théâtre qu’on ne voit jamais au théâtre ; et de cette foule de vers où l’on fait tant d’efforts pour être naturel, et où l’on est de si mauvaise compagnie en cherchant le ton de la bonne compagnie ! Tout cela rebute les honnêtes gens : ils aiment mieux lire la gazette.

— Ils ont raison, lui dis-je ; il y a longtemps qu’on se plaint de la multitude des livres. Voyez l’ecclésiaste, il vous dit tout net qu’on ne cesse d’écrire, scribendi nullus est finis[3]. Tant de méditation n’est qu’une affliction de la chair, frequens meditatio afflictio

  1. Voyez la fin de la lettre au P. Bettinelli, du mois de mars 1761.
  2. Guillaume Coquillart, official de l’église de Reims, mort en 1590, est auteur de poésies dont la dernière édition est de 1723, deux volumes in-12. (B.) — Beuchot parle de l’édition de Coustelier. Il y a eu récemment une édition des Œuvres de Coquillart, revue et annotée par M. Charles d’Héricault, dans la Bibliothèque elzévirienne de P. Jannet ; 2 vol. in-16, 1857.
  3. Il y a dans l’Ecclésiaste, xii, 12 : Faciendi plures libros nullus est finis.