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les valets des ambassadeurs avaient divulgué le mystère, et cent mille soldats, qui suivaient l’empereur dans ses chasses, raillaient déjà de l’immortalité d’un homme enterré depuis quinze ans. Kang-hi dit à l’ambassade : « Mandez à votre maître que je lui ferai réponse dès que je serai mort, » Cependant il eut la bonté de protéger le nouvel immortel, qui avait ses seize ans accomplis ; et la canaille du Thibet crut plus que jamais à l’éternité de son pontife[1].

Toute cette affaire, qui se passait moitié dans ce monde-ci, moitié dans l’autre, n’était donc au fond qu’une intrigue de cour. Kang-hi faisait reconnaître un immortel, et s’en moquait. Le défunt lama avait joué la comédie, même en mourant, et avait fait la fortune de son bâtard. Il ne faut pas croire que des hommes d’État soient des imbéciles, parce qu’ils sont nés en Tartarie ; mais le peuple pourrait bien l’être.

Je suis persuadé que si nous avions vécu du temps des adorateurs d’Isis, d’Apis, et d’Anubis, nous aurions trouvé dans la cour de Memphis autant de bon sens et de sagacité que dans les nôtres, malgré la foule des docteurs du pays, payés pour pervertir ce bon sens.

Il est contradictoire, dira-t-on, que les premiers d’une nation soient sages, habiles, polis, lorsque toute la jeunesse est élevée dans la démence et dans la barbarie. Oui, cela semble incompatible ; mais on a déjà remarqué[2] que le monde ne subsiste que de contradictions.

Informez un Chinois homme d’esprit, ou un Tartare de Moukden, ou un Tartare du Thibet, de certaines opinions qui ont cours dans certaine partie de l’Europe, ils nous prendront tous pour ces bossus qui n’ont qu’un œil et qu’une jambe, pour des singes manqués, tels qu’ils figuraient autrefois, aux quatre coins des cartes géographiques chinoises, tous les peuples qui n’avaient pas l’honneur d’être de leur pays. Qu’ils viennent à Londres, à Rome, ou à Paris, ils nous respecteront, ils nous étudieront, ils verront que, dans toutes les sociétés d’hommes, il vient un temps où l’esprit, les arts, et les mœurs, se perfec-

  1. Les ministres Claude et Jurieu ont osé comparer notre saint père le pape au grand lama : ils ont dit qu’il n’est pas moins ridicule d’être infaillible que d’être immortel. Je pense que la comparaison n’est pas juste, car il peut être arrivé qu’un pape, à la tête d’un concile, ait décidé que les cinq propositions sont dans Jansénius, et ne se soit pas trompé ; mais il ne peut être arrivé que le même pape ne soit pas mort, lui et tout son concile. (Note de Voltaire.)
  2. Tome XVIII, page 251 ; XXI, 501 ; XXIV, 561 ; XXV, 445 ; ci-dessus, page 108.