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santé avec une écorce qu’ils ont apportée du nouveau monde aux extrémités de l’ancien ; alors ne se jette-t-on pas à genoux devant eux ? Ne les prend-on pas pour des divinités bienfaisantes ?

Si, après s’être montrés quelque temps sous cette forme heureuse, ils sont chassés des quatre parties du monde, n’est-ce pas une grande probabilité que leur orgueil[1] a partout révolté l’orgueil des autres, que leur ambition a réveillé l’ambition de leurs rivaux, que leur fanatisme a enseigné au fanatisme à les perdre ?

Il est évident que si les clercs de la brillante Église de Nicomédie n’avaient pas pris querelle avec les valets de pied du césar Galérius, et si un enthousiaste insolent n’avait pas déchiré l’édit de Dioclétien, protecteur des chrétiens, jamais cet empereur, jusque-là si bon, et mari d’une chrétienne, n’aurait permis la persécution qui éclata les deux dernières années de son règne : persécution que nos ridicules copistes de légendes ont tant exagérée[2]. Soyez tranquille, et on vous laissera tranquille.

Duhalde rapporte, dans sa collection des Mémoires de la Chine, un billet du bon empereur Kang-hi aux jésuites de Pékin, lequel peut donner beaucoup à penser ; le voici[3] :

« L’empereur est surpris de vous voir si entêtés de vos idées. Pourquoi vous occuper si fort d’un monde où vous n’êtes pas encore ? Jouissez du temps présent. Votre Dieu se met bien en peine de vos soins ! N’est-il pas assez puissant pour se faire justice sans que vous vous en mêliez ? »

Il paraît par ce billet que les jésuites se mêlaient un peu de tout à Pékin comme ailleurs.

Plusieurs d’entre eux étaient parvenus à être mandarins ; et les mandarins chinois étaient jaloux. Les frères prêcheurs et les frères mineurs étaient plus jaloux encore. N’était-ce pas une chose plaisante de voir nos moines disputer humblement les premières dignités de ce vaste empire ? Ne fut-il pas encore plus singulier que le pape envoyât des évêques dans ce pays ; qu’il partageât déjà la Chine en diocèses sans que l’empereur en sût rien, et qu’il y dépêchât des légats pour juger qui savait le mieux le chinois, des jésuites, ou des capucins, ou de l’empereur ?

Le comble de l’extravagance était sans doute (et on l’a déjà

  1. Voltaire avait intitulé Jésuites ou Orgueil l’un des articles de ses Questions sur l’Encyclopédie : voyez tome XIX, page 500.
  2. Voyez tome XVIII, page 387.
  3. Tome III de la Collection de Duhalde, page 129. (Note de Voltaire.)