Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/466

Cette page a été validée par deux contributeurs.

je n’ai pu persuader : ils ont eu l’assurance de dire que ce n’est pas assez, pour constater un fait arrivé il y a vingt ou trente siècles, de le trouver écrit sur un vieux papier du temps de Rabelais, dans une ou deux de nos abbayes ; qu’il faut encore que ce fait ne soit pas entièrement absurde. Un tel raisonnement pourrait introduire trop de pyrrhonisme dans la Manière d’étudier l’histoire[1] de l’abbé Lenglet. On finirait par douter de la gargouille de Rouen, et du royaume d’Yvetot : il y a des opinions auxquelles il ne faut jamais toucher, et, pour vous expliquer en deux mots tout le mystère, il est absolument égal, pour la conduite de la vie, qu’une chose soit vraie, ou qu’elle passe pour vraie. »

Ce discours de dom Ruinart me parut profond et d’une grande utilité : cependant je sentais qu’il y a dans le cœur humain un sentiment encore plus profond qui nous inspire l’aversion d’être trompés. Qu’un voyageur me raconte des choses merveilleuses et intéressantes, il me fait grand plaisir pour un moment : vient-on me faire voir que tout ce qu’il m’a dit est faux, je suis indigné contre le hâbleur. Il y a des gens à qui je ne pardonnerai de ma vie de m’avoir trompé dans ma jeunesse.

Je sais fort bien qu’il est nécessaire que je sois trompé à tous les moments par tous mes sens ; il faut qu’un bâton me paraisse courbe dans l’eau, quoiqu’il soit très-droit ; que le feu me semble chaud, quoiqu’il ne soit ni chaud ni froid ; que le soleil, un million de fois plus gros que notre planète, soit à nos yeux large de deux pieds ; qu’il semble plus grand à notre horizon qu’au zénith, selon les règles données par l’astronome Hook. La nature nous fait une illusion continuelle ; mais c’est qu’elle nous montre les choses, non comme elles sont, mais comme nous devons les sentir. Si Pâris avait vu la peau d’Hélène telle qu’elle était, il aurait aperçu un réseau gris-jaune, inégal, rude, composé de mailles sans ordre, dont chacune renfermait un poil semblable à celui d’un lièvre ; jamais il n’aurait été amoureux d’Hélène. La nature est un grand opéra dont les décorations font un effet d’optique. Il n’en est pas de même dans le faire et dans le raisonner ; nous voulons qu’on ne nous trompe ni dans les marchés qu’on fait avec nous, ni en histoire, ni en philosophie, ni en chimie, etc.

Quand j’y pense, je me défie un peu de dom Ruinart mon confrère, tout savant bénédictin qu’il est. J’ai même quelque

  1. L’ouvrage de Lenglet est intitulé Méthode pour étudier l’histoire.