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dans tout l’ouvrage de l’empereur. « Comment, disais-je, un homme chargé du fardeau d’un si vaste royaume a-t-il pu trouver du temps pour composer un tel poëme ? Comment a-t-il eu un cœur assez bon pour donner de telles leçons à cent cinquante millions d’hommes, et assez de justesse d’esprit pour faire tant de vers sans faire danser les montagnes[1], sans faire enfuir la mer, sans faire fondre le soleil et la lune ? Mais comment une nation aussi vive et aussi sensible que la nôtre a-t-elle pu voir ce prodige avec tant d’indifférence ? Auguste, il est vrai, aussi grand seigneur que Kien-long, était homme de lettres aussi : il composa quelques vers ; mais c’étaient des épigrammes bien libertines : il ne savait s’il coucherait avec Fulvie[2], femme d’Antoine, ou avec Manius.

Quid, si me Manius oret
Pœdicem, faciam ? Non puto, si sapiam.

« Voici un empereur plus puissant qu’Auguste, plus révéré, plus occupé, qui n’écrit que pour l’instruction et pour le bonheur du genre humain. Sa conduite répond à ses vers : il a chassé les jésuites[3], et il n’a gardé de cette compagnie que deux ou trois mathématiciens ; cependant, quelque cher qu’il doive nous être, personne n’a parlé sérieusement de son poëme ; personne ne le lit, et c’est en vain que M. de Guignes s’est donné la peine de le joindre à l’histoire intéressante de Gog et de Magog, ou des Huns. Je vois que, dans notre petit coin de l’Occident, nous n’aimons que l’opéra-comique et les brochures.

— Mais, répondit M. Gervais, si on ne lit pas le beau poëme de Moukden composé par l’empereur Kien-long, n’est-ce pas qu’il est ennuyeux ? Quand un empereur fait un poëme, il faut qu’il nous amuse ; je dirais volontiers aux monarques qui font des livres : « Sire, écrivez comme Jules César, ou comme un autre héros de ce temps-ci, si vous voulez avoir des lecteurs. »

Je répondis à M. Gervais que l’empereur de la Chine ne pouvait avoir le bonheur d’être né Français, et d’avoir été baptisé à Romorantin ; que la terre, toute petite planète quelle est, par rapport à Jupiter et à Saturne, est pourtant fort grande en comparaison de la généralité d’Orléans, dans laquelle notre ville est

  1. C’est ce qu’on voit dans le psaume cxiii, 4, 6 ; 3, 5.
  2. Voyez tome XVII, page 484.
  3. Ce n’est point Kien-long qui a chassé les jésuites de la Chine, mais son prédécesseur Young-tching, ainsi que Voltaire le dit lui-même ; voyez tome XV, page 83 ; XXVII, 3.