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puis le temps de la Ligue jusqu’à la Fronde, et depuis la Fronde jusqu’à nos jours ?

C’est encore pis chez nos voisins ; il y a cent ans que la moitié de l’Angleterre écrit contre l’autre.

Un Mathusalem qui passerait toute sa vie à lire n’aurait pas le temps de parcourir la centième partie de ces sottises. Elles tombent toutes dans le mépris, mais non pas dans l’oubli. Vous trouvez des curieux qui rassemblent ces vieux fatras, et qui croient avoir des monuments de l’histoire ; comme on voit des gens qui ont des cabinets de papillons et de chenilles, et qui se croient des Plines.

De quels faits peut-on être un peu instruit dans l’histoire de ce monde ? Des grands événements publics que personne n’a jamais contestés. César a été vainqueur à Pharsale, et assassiné dans le sénat. Mahomet II a pris Constantinople. Une partie des citoyens de Paris a massacré l’autre dans la nuit de la Saint-Barthélémy. On ne peut en douter ; mais qui peut pénétrer les détails ? On aperçoit de loin la couleur dominante ; les nuances échappent nécessairement.

Voulez-vous croire tout ce que vous dit Tacite, parce que son style vous plaît et vous subjugue ? Mais de ce qu’on sait plaire, il ne s’ensuit pas qu’on ait dit toujours la vérité. Vous êtes un peu malin, et vous aimez un auteur plus malin que vous. Tacite a beau nous dire, au commencement de son Histoire[1], qu’il faut éviter l’adulation et la satire, qu’il n’aime ni ne hait les empereurs dont il parle ; je lui répondrais : Vous les haïssez, parce que vous êtes né Romain, et qu’ils ont été souverains ; vous vouliez les faire haïr du genre humain dans leurs actions les plus indifférentes. Je ne veux justifier Domitien envers vous ni envers personne ; mais pourquoi semblez-vous faire un crime à cet empereur d’avoir envoyé de fréquents courriers[2] s’informer de la santé d’Agricola, votre beau-père, dans sa dernière maladie ? Pourquoi cette marque d’amitié, ou du moins d’attention, ne vous semble-t-elle qu’un désir secret de se réjouir plus tôt de la mort d’Agricola ? Je pourrais opposer au portrait affreux que vous faites de Tibère, et aux horreurs mémorables que vous en rapportez, les éloges que lui donne le Juif Philon[3], plus ennemi encore que vous des empereurs romains ; je pourrais même, en abhorrant

  1. Tacite, Histoires, I, i.
  2. Vie d’Agricola, xliii.
  3. De Virtutibus et Legatione ad Caium.