Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/390

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Des enfants plongés dans des cachots, et ne connaissant point ce Broutel, leur premier bourreau, ne pouvaient dire au parlement : Nous sommes condamnés par un marchand de bœufs et de porcs chargé de décrets des consuls contre lui. Ils ne le savaient pas ; Broutel s’était dit avocat. Il avait pris en effet pour cinquante francs des lettres de gradué à Reims ; il s’était fait mettre à Paris sur le tableau des licenciés ès lois ; ainsi il y avait un fantôme de gradué pour condamner ces pauvres enfants, et ils n’avaient pas un seul avocat pour les défendre. L’état horrible où ils furent pendant toute la procédure avait tellement altéré leurs organes qu’ils étaient incapables de penser et de parler, et qu’ils ressemblaient parfaitement aux agneaux que Broutel vendit si souvent aux bouchers d’Abbeville.

Votre conseil, sire, peut remarquer qu’on permet en France à un banqueroutier frauduleux d’être assisté continuellement par un avocat, et qu’on ne le permit pas à des mineurs dans un procès où il s’agissait de leur vie.

Grâce aux monitoires, reste odieux de l’ancienne procédure de l’Inquisition, Saucourt et Broutel avaient fait entendre cent vingt témoins, la plupart gens de la lie du peuple ; et de ces cent vingt témoins, il n’y en avait pas trois d’oculaires. Cependant il fallut tout lire, tout rapporter : cette énorme compilation, qui contenait six mille pages, ne pouvait que fatiguer le parlement, occupé alors des besoins de l’État dans une crise assez grande. Les opinions se partagèrent, et la confirmation de l’affreuse sentence ne passa enfin que de deux voix.

Je ne demande point si, au tribunal de l’humanité et de la raison, deux voix devraient suffire pour condamner des innocents au supplice que l’on inflige aux parricides. Pugatschef[1], souillé de mille assassinats barbares, et du crime le plus avéré de lèse-majesté et de lèse-société au premier chef, n’a subi d’autre supplice que celui d’avoir la tête tranchée.

La sentence de Duval Saucourt et du marchand de bœufs portait qu’on nous couperait le poing, qu’on nous arracherait la langue, qu’on nous jetterait dans les flammes. Cette sentence fut confirmée par la prépondérance de deux voix.

Le parlement a gémi que les anciennes lois le forcent à ne consulter que cette pluralité pour arracher la vie à un citoyen. Hélas ! m’est-il permis d’observer que chez les Algonquins, les

  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Catherine, du 22 octobre — 2 novembre 1774.