Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/389

Cette page a été validée par deux contributeurs.

On ignore dans Paris, comme je l’avais toujours ignoré moi-même, que Duval Saucourt, ayant intimidé tout Abbeville, porté l’alarme dans toutes les familles, ayant forcé madame l’abbesse à quitter son abbaye pour aller solliciter à la cour, se trouvant libre pour faire le mal, et ne trouvant pas deux assesseurs pour faire le mal avec lui, osa associer au ministère de juge, qui ? On ne le croira pas encore : cela est aussi absurde que les hosties percées à coups de couteau, et versant du sang. Qui, dis-je, fut le troisième juge avec Duval ? Un marchand de vin, de bœufs et de cochons, un nommé Broutel, qui avait acheté dans la juridiction un office de procureur, qui avait même exercé très-rarement cette charge ; oui, encore une fois, un marchand de cochons, chargé alors de deux sentences des consuls d’Abbeville contre lui, et qui lui ordonnent de produire ses comptes. Dans ce temps-là même il avait déjà un procès à la cour des aides de Paris, procès qu’il perdit bientôt après : l’arrêt le déclara incapable de posséder aucune charge municipale dans votre royaume.

Tels furent mes juges pendant que je servais un grand roi, et que je me disposais à servir Votre Majesté. Saucourt et Broutel avaient déterré une sentence rendue, il y a cent trente années, dans des temps de troubles en Picardie, sur quelques profanations fort différentes. Ils la copièrent ; ils condamnèrent deux enfants. Je suis l’un des deux ; l’autre est ce petit-fils d’un général de vos armées : c’est ce chevalier de La Barre dont je ne puis prononcer le nom qu’en répandant des larmes ; c’est ce jeune homme qui en a coûté à toutes les âmes sensibles, depuis le trône de Pétersbourg jusqu’au trône pontifical de Rome ; c’est cet enfant plein de vertus et de talents au-dessus de son âge, qui mourut dans Abbeville, au milieu de cinq bourreaux, avec la même résignation et le même courage modeste qu’étaient morts le fils du grand de Thou, le Tite-Live de la France, le conseiller Dubourg, le maréchal de Marillac, et tant d’autres.

Si Votre Majesté fait la guerre, elle verra mille gentilshommes mourir à ses pieds : la gloire de leur mort pourra vous consoler de leur perte, vous, sire, et leur famille. Mais être traîné à un supplice affreux et infâme, périr par l’ordre d’un Broutel ! Quel état ! et qui peut s’en consoler !

On demandera peut-être comment la sentence d’Abbeville, qui était nulle et de toute nullité, a pu cependant être confirmée par le parlement de Paris, a pu être exécutée en partie. En voici la raison : c’est que le parlement ne pouvait savoir quels étaient ceux qui l’avaient prononcée.