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Toutes ces probabilités réunies faisaient sur moi la forte impression qu’elles doivent faire sur tout esprit impartial qui n’est d’aucune faction, qui aime la vérité, et qui s’indigne contre l’injustice. Dans ces circonstances M. le comte de Morangiés m’écrivit souvent, et me fit tout le détail de sa malheureuse aventure. Il s’ouvrait à moi avec une confiance sans bornes, et dans toutes ses lettres jamais je n’ai pu remarquer la moindre apparence de contradiction ; je voyais toujours un homme pénétré d’horreur en m’exposant les artifices employés pour le surprendre.

J’étais frappé de la contradiction énorme qui se trouve dans le roman des cent mille écus portés en or en treize voyages, le 23 septembre 1771, et la promesse de M. de Morangiés, du 24, d’accepter les propositions du préteur dès qu’il aurait reçu l’argent. Ce seul trait de lumière me semblait devoir dessiller tous les yeux. Il est impossible que M. de Morangiés ait reçu l’argent la veille, et qu’il ait signé le lendemain qu’il ferait ses billets dès qu’il aurait reçu l’argent.

Il me paraissait fort naturel, et il me le paraîtra toujours, que le prétendu prêteur ait fait accroire, le 24, à M. de Morangiés, qu’il fallait qu’il lui confiât quatre billets de trois cent vingt-sept mille livres, y compris les intérêts payables à la veuve Véron. Il persuada à M. de Morangiés qu’il avait en main une compagnie opulente qui avait des affaires avec cette veuve d’un prétendu banquier, et que dans peu de jours il lui apporterait l’argent sur des billets qu’il fallait montrer à cette compagnie. Pour mieux aveugler le comte de Morangiés par cette chimère incroyable, il lui prêta généreusement douze cents francs dont le comte avait malheureusement un besoin pressant. Voilà les extrémités où des officiers se réduisent tous les jours dans Paris, par l’obligation où ils croient être de soutenir un extérieur d’opulence.

Je sais quel besoin avait M. de Morangiés de ces douze cents francs. Il est bien clair qu’il ne serait pas venu les chercher lui-même à un troisième étage, s’il avait reçu environ cent mille écus la veille. Tout homme sensé conclura de ce que M. de Morangiés courut chercher douze cents francs le 24, qu’il n’avait pas touché trois cent mille livres le 23. Cette faible somme qu’on lui donnait acheva son malheur.

Le comte crut qu’il pouvait confier ses billets à cet inconnu, comme on les confie à un agent de change. Il ne savait pas que la Véron, qui était alors dans une chambre voisine, était la propre grand’mère de Du Jonquay. Ce sont là de ces tours qui sont assez communs dans toutes ces affaires obscures et honteuses.