— Oui.
— Pourquoi, s’il vous plaît, cette énorme différence entre mes châtaignes et mon blé ?
— Je n’en sais rien. C’est peut-être parce que les charançons mangent le blé et ne mangent point les châtaignes.
— Voilà une très-mauvaise raison/
— Hé bien ! si vous en voulez une meilleure, c’est parce que le blé est d’une nécessité première, et que les châtaignes ne sont que d’une seconde nécessité.
— Cette raison est encore plus mauvaise. Plus une denrée est nécessaire, plus le commerce en doit être facile. Si on vendait le feu et l’eau, il devrait être permis de les importer et de les exporter d’un bout de la France à l’autre.
— Je vous ai dit les choses comme elles sont, me dit enfin le greffier. Allez vous en plaindre au contrôleur général ; c’est un homme d’Église et un jurisconsulte[1] il connaît les lois divines et les lois humaines, vous aurez double satisfaction. »
Je n’en eus point. Mais j’appris qu’un ministre d’État, qui n’était ni conseiller ni prêtre, venait de faire publier un édit[2] par lequel, malgré les préjugés les plus sacrés, il était permis à tout Périgourdin de vendre et d’acheter du blé en Auvergne, et tout Champenois pouvait manger du pain fait avec du blé de Picardie.
Je vis dans mon canton une douzaine de laboureurs, mes frères, qui lisaient cet édit sous un de ces tilleuls qu’on appelle chez nous un rosny, parce que Rosny, duc de Sully, les avait plantés.
« Comment donc ! disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des édits ; ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle en style inintelligible ; et en voici un qui nous rend notre liberté, et j’en entends tous les mots sans peine ! Voilà la première fois chez nous qu’un roi a raisonné avec son peuple ; l’humanité tenait la plume, et le roi a signé. Cela donne envie de vivre ; je ne m’en souciais guère auparavant. Mais, surtout, que ce roi et son ministre vivent ! »
Cette rencontre, ces discours, cette joie répandue dans mon voisinage, réveillèrent en moi un extrême désir de voir ce roi et