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des Germains ; il fit tout ce qu’a voulu faire depuis notre grand Henri IV. C’est à un païen et à un huguenot que nous devons les seuls beaux jours dont nous ayons jamais joui jusqu’au siècle de Louis XIV.

Notre sort était déplorable, quand des barbares appelés Visigoths, Bourguignons, et Francs, vinrent mettre le comble à nos longs malheurs. Ils réduisirent en cendres notre pays, sur le seul prétexte qu’il était un peu moins horrible que le leur. Alors tout malheureux agriculteur devint esclave dans la terre dont il était auparavant possesseur libre, et quiconque avait usurpé un château et possédait dans sa basse-cour deux ou trois grands chevaux de charrette, dont il faisait des chevaux de bataille, traita ses nouveaux serfs plus rudement que ses serfs n’avaient traité leurs mulets et leurs ânes.

Les barbares, devenus chrétiens pour mieux gouverner un peuple chrétien, furent aussi superstitieux qu’ils étaient ignorants. On leur annonça que, pour n’être pas rangés parmi les boucs quand la trompette annoncerait le jugement dernier, il n’y avait d’autre moyen que d’abandonner à des moines une partie des terres conquises. Ces bourgraves, ces châtelains, ne savaient que donner un coup de lance du haut de leurs chevaux à un homme à pied ; et quelques moines savaient lire et écrire. Ceux-ci dressèrent les actes de donation, et, quand ils en manquèrent, ils en forgèrent.

Cette falsification est aujourd’hui si avérée que, de mille chartres anciennes que les moines produisent, on en trouve à peine cent de véritables. Montfaucon, moine lui-même, l’avouait ; et il ajoutait qu’il ne répondait pas de l’authenticité de cent bonnes chartres. Mais, soit vraies, soit fausses, ils eurent toujours l’adresse d’insérer dans les donations la clause de mixtum et merum imperium, et homines servos.

Ils se mirent donc aux droits des conquérants. De là vint qu’en Allemagne tant de prieurs, de moines, devinrent princes, et qu’en France ils furent seigneurs suzerains, ce qui ne s’accordait pas trop avec leur vœu de pauvreté. Il y a même encore en France des provinces entières[1] où les cultivateurs sont esclaves d’un couvent. Le père de famille qui meurt sans enfants n’a d’autres héritiers que les bernardins, ou les prémontrés, ou les chartreux, dont il a été serf pendant sa vie. Un fils qui n’habite pas la maison paternelle à la mort de son père voit passer tout

  1. La Franche-Comté ; voyez tome XXVIII, page 371.