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L’auteur veut-il dire que ses rivaux étaient bassement envieux ? Veut-il dire qu’il ne fut jamais bassement envieux de ses rivaux ? Veut-il dire qu’il ne ferma pas les yeux de ses rivaux au mérite ? Veut-il dire qu’il ne ferma pas ses yeux au mérite de ses rivaux ? Veut-il dire… car on pourrait encore trouver trois ou quatre sens à cette phrase. Si c’est là de la richesse, elle est d’une espèce rare, et ce n’est du moins ni du bon goût, ni de la clarté.

Voici un autre passage où vous trouverez à la fois amphibologie et solécisme :

D’outrager le bon sens, les mœurs, et la décence,
Des talents dont toi-même en secret tu fais cas.

Sont-ce les mœurs et la décence des talents ? Le sens serait absurde. Est-ce d’outrager des talents ? Mais pourquoi le verbe outrager gouverne-t-il l’article les dans le premier vers, et l’article des dans le second ? Il fallait les talents, pour que la phrase fût française, et, en ôtant le solécisme, l’auteur aurait supprimé l’amphibologie. Mais il aime trop celle-ci pour s’en priver. Despréaux disait :

Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber[1].

Son secrétaire actuel écrit :

Car ton esprit sans frein, dans ses jeux médisants,
Ne sait point se borner aux traits fiers et plaisants
D’un bon mot qui nous pique, etc.

L’Art poétique[2] veut

Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

Le prétendu Boileau fait bonnement imprimer ces lignes :

Plein de courage, armé d’une savante audace.

Dans ce nombre effrayant d’auteurs, dont les écrits
Menacent, chaque jour, de noyer tout Paris.

Indépendamment de l’extraordinaire harmonie de ces vers, remarquez qu’on dit bien que Paris est inondé d’écrits, de mauvais écrits, de vers ridicules, et de prose impertinente ; mais qu’on

  1. Art poétique, I, 137-138.
  2. Chant Ier, vers 105-106.