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J’ignore si c’est ainsi qu’écrivent les morts ; mais certainement aucune de ces expressions n’est de la langue des vivants.

Encore un exemple d’une façon de parler peu commune, à la page 22 ; le faux Boileau dit : C’est de toi qu’on a pris la méthode de bannir toute règle, de se faire un art, d’avoir chacun son genre,

D’imaginer sans cesse une sottise rare,
Et, pour se distinguer, tâcher d’être bizarre.

La langue aurait voulu de tâcher d’être bizarre, et la phrase ne pourrait pas se finir régulièrement d’une autre manière ; mais le vers n’y aurait pas été, et l’auteur a mieux aimé que le vers fût contre la langue. Il a cru qu’avec le nom de Boileau, on pouvait se mettre au-dessus des règles ; ce n’est pas ainsi que le vrai Boileau avait acquis le droit d’en imposer aux autres écrivains, et de poursuivre les Clément de son siècle.

Avant que d’écrire, disait ce grand homme, apprenez à penser.

Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre.[1]

Croit-on qu’avec une si juste sévérité pour toute expression obscure, il eût vu de bon œil les vers de son pseudonyme, dont la figure favorite est l’amphibologie ; témoin cet hémistiche :

Quoique jeune, inconnu,

qui peut également signifier quoique jeune et inconnu, ou inconnu quoique jeune ? Les doctes prétendent même que ce dernier sens est réellement celui de l’auteur, qui ne conçoit pas qu’on puisse être inconnu dans sa jeunesse, parce que quoique jeune il s’est fait connaître, à ce qu’il pense, très-avantageusement, par des satires mordantes contre quelques poètes qui écrivent mieux que lui, et des imputations graves contre tous les philosophes, qui n’auront jamais avec lui rien de commun[2].

Un peu plus bas sont ces vers énigmatiques :

Jamais de mes rivaux bassement envieux,
Au mérite éclatant je ne fermai les yeux.

  1. Art poétique (Note de Voltaire. )
  2. Voyez les Observations critiques de M. Clément, dans lesquelles on trouve, page 251, ces paroles aussi absurdes qu’injustes : « Le philosophe aime avec une tendre humanité le Lapon et l’Orang-outang, qu’il ne verra jamais, afin de regarder comme étranger son compatriote, qu’il voit tous les jours ; » et beaucoup d’autres traits de ce même genre, que les Grecs appelaient συχοφαντία. (Note de Voltaire. )