Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
216
FRAGMENT

aux galères ; choisissez. Vous avez avoué votre crime devant un commissaire de quartier : cette faiblesse peut se réparer. Dites que vous y avez été forcés ; dites que vous avez été détenus en chartre privée, au mépris des lois du royaume, qu’on vous a chargés de fers, que vous avez été mis à la torture.

« C’est le cœdebatur virgis civis romanus de Cicéron. C’est le metus cadens in constantem virum de Tribonien. N’êtes-vous pas constans vir, monsieur Du Jonquay ? — Oui, monsieur. — Hé bien, demandez justice contre la police, qui persécute les gens de bien. Criez qu’un maréchal de camp vous vole, que toute la police est son complice, et qu’on vous a outrageusement battu pour vous faire avouer que vous êtes un fripon.

« Il faut de l’argent pour soutenir un procès si délicat. Nous vous amenons M. Aubourg, autrefois laquais, puis tapissier, et maintenant usurier ; vendez-lui votre procès[1], il fera tous les frais : c’est un homme d’honneur et de crédit, qui manie les affaires d’une dame de grande considération, et qui ameutera pour vous tout Paris. »

M. Du Jonquay et sa vieille grand’mère Véron vendent donc leur procès à M. Aubourg. On assigne devant le parlement le maréchal de camp comme ayant volé cent mille écus à la famille d’un jeune docteur près d’être reçu conseiller, comme instigateur des fureurs tyranniques de la police, comme suborneur de faux témoins, comme oppresseur des bons bourgeois de Paris.

La vieille grand’mère Véron meurt sur ces entrefaites ; mais avant de mourir on lui dicte un testament absurde, un testament qu’elle n’a pu faire. Toute la famille en grand deuil, accompagnée de son praticien et de l’usurier Aubourg, va se jeter aux pieds du roi et implorer sa justice. Il se trouve quelquefois à la cour des âmes compatissantes, quand cette compassion peut servir à perdre un officier général. Presque tout Versailles, et presque tout Paris, et bientôt presque tout le royaume, se déclarent pour le candidat Du Jonquay, et pour cette famille honnête si indignement volée et si cruellement mise à la torture.

L’affaire se plaida d’abord devant la grand’chambre et la Tournelle assemblées. Un avocat[2] de Du Jonquay prouva que tous les officiers des armées du roi sont des escrocs et des fripons ; qu’il n’y a d’honneur et de vertu que chez les cochers, les clercs de procureur, les prêteurs sur gages, les entremetteuses

  1. Voyez la note, tome XXVIII, page 509.
  2. Vermeil.