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SUR L’INDE.

considérable, il pouvait à peine payer ses troupes. Il lui fallait subsister continuellement de rapines. Il y a peu de distinction à faire entre les scélérats que nous condamnons à la roue en Europe, et ces héros qui s’élèvent des trônes en Asie. Abdala vint, en 1761, exiger des contributions de Delhi. Les citoyens, appauvris par quinze ans de rapines, ne purent le satisfaire : ils prirent les armes dans leur désespoir. Abdala tua et pilla pendant sept jours ; la plupart des maisons furent réduites en cendres. Cette ville, longue de dix-sept lieues de deux mille trois cents pas géométriques, et peuplée de deux millions d’habitants, n’avait pas éprouvé, dans l’invasion de Sha-Nadir, une calamité si horrible ; mais elle n’était pas à la fin de ses malheurs. Les Marattes accoururent pour partager la proie ; ils combattirent Abdala sur les ruines de la ville impériale. Ces voleurs chassèrent enfin ce voleur, et pillèrent Delhi à leur tour avec une inhumanité presque égale à la sienne.

Un autre petit peuple, voisin des Marattes et de Visapour, habitant des montagnes appelées les Gates, et qui en a pris le nom, vint encore se joindre aux Marattes, et mettre le comble à tant d’horreurs.

Qu’on se figure les Anglais et les Bourguignons déchirant la France du temps de l’imbécile Charles VI, ou les Goths et les Lombards dévorant l’Italie dans la décadence de l’empire, on aura quelque idée de l’état où était l’Inde dans la décadence de la maison de Tamerlan. Et c’était précisément dans ce temps-là que les Anglais et les Français, sur la côte de Coromandel, se battaient entre eux et contre les Indiens, pillaient, ravageaient, intriguaient, trahissaient, étaient trahis… pour vendre en Europe des toiles peintes.

Que l’on compare les temps, et qu’on juge du bonheur dont on jouit aujourd’hui en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, dans une paix profonde, dans le sein des arts et des plaisirs. Ils ne sont point troublés par l’ordre donné aux jésuites[1] de vivre chacun chez soi en habit court, au lieu de porter une robe longue. La France n’est que plus florissante par l’abolissement de la vénalité infâme de la judicature[2], L’Angleterre est tranquille et opulente malgré les petites satires des opposants. L’Allemagne se polit et s’embellit tous les jours. L’Italie semble renaître.

  1. Voyez tome XVI, page 104.
  2. Voltaire écrivait ses Fragments pendant l’existence du parlement Maupeou ; voyez tome XVI, page 108.