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FRAGMENTS HISTORIQUES

Ces empereurs-là n’étaient pas géographes. Les trois quarts de l’Inde en deçà du Gange, dont ils ne furent jamais les maîtres bien reconnus et bien paisibles jusqu’à Aurengzeb, ne composaient pas le monde entier. Mais le globe entre les mains de l’empereur d’Allemagne et du roi d’Angleterre, à leur sacre, n’est pas plus modeste que les titres de Sha-Géan et de Géan-Guir.

Nous n’avons dit qu’un mot de cet Aurengzeb[1], fameux dans tout notre hémisphère ; et nous en avons dit assez en remarquant qu’il fut le barbare le plus tranquille, l’hypocrite le plus profond, le méchant le plus atroce, et en même temps le plus heureux des hommes, et celui qui jouit de la vie la plus longue et la plus honorée : exemple funeste au genre humain, mais qui heureusement est très-rare.

Nous ne pouvons dissimuler que nous avons vu avec douleur l’éloge de ce prince parricide dans M. Dow ; et nous l’excusons, parce qu’étant guerrier il a été plus ébloui de la gloire d’Aurengzeb qu’effarouché de ses crimes. Pour nous, notre principal but, dont on a dû assez s’apercevoir, était d’examiner dans ces Fragments les désastres de la compagnie française des Indes et la mort du général Lally : époque remarquable chez une nation qui se pique de justice et de politesse.

Nous avons fait voir[2] les malheureux Grands Mogols, descendants de Tamerlan, amollis, corrompus et détrônés ; l’empereur Sha-Ahmed mourant après qu’on lui eut arraché les yeux ; Alumgir assassiné ; le brigand Abdala devenu grand prince, et saccageant tout le nord de l’Inde ; les Marattes lui résistant, ces Marattes, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus ; et enfin l’Indoustan plus malheureux que la Perse et la Pologne.

Nous doutions du temps et de la manière dont ce Grand Mogol Alumgir fut assassiné ; mais M. Dow nous apprend que ce fut en 1760[3], dans la maison ou plutôt dans l’antre d’un ermite musulman qui passait pour un santon, pour un saint. Les propres domestiques de l’empereur dévot l’engagèrent à faire ce pèlerinage, et le grand vizir le fit égorger dans le temps qu’il se prosternait devant le saint. Tout était en combustion après ce crime, précédé et suivi de mille crimes, quand le brigand Abdala revint de Caboul et des frontières orientales de la Perse augmenter l’horreur du désordre. Quoique cet Abdala fût déjà un souverain

  1. Voyez pape 101.
  2. Article ix. (Note de Voltaire.)
  3. M. Langlès prétend que Aalem-Guyr fut assassiné le 30 octobre 1759. (Cl.)