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SUR L’INDE.

volé quelques bestiaux à des hordes voisines, et comme a commencé Sha-Nadir[1]. Bientôt il ravagea la moitié de la Perse. On l’eût empalé s’il eût été pris : ses vols furent heureux, et il fut roi. On dit qu’il entra dans Ispahan, et qu’il en fit égorger tous les citoyens ; enfin il soumit tous les peuples depuis le nord de la mer d’Hyrcanie jusqu’à Ormus.

La raison de tous ses succès n’est pas qu’il fut plus brave que tant de capitaines qui le combattirent ; mais il avait des troupes plus endurcies aux fatigues et mieux disciplinées que celles de ses voisins : mérite qui, après tout, n’est pas plus grand que celui d’un chasseur qui a de meilleurs chiens qu’un autre, mais mérite qui donna presque toujours la victoire et l’empire.

C’est Tamerlan qui arrêta un moment les invasions des Turcs dans l’Europe, lorsqu’il prit Bajazet prisonnier dans la célèbre bataille d’Ancyre. Il est arrivé en Angleterre, par une singulière fantaisie, qu’un poëte de ce pays[2], ayant composé une tragédie sur Tamerlan et Bajazet, dans laquelle Tamerlan est peint comme un libérateur, et Bajazet comme un tyran, les Anglais font jouer tous les ans cette tragédie, le jour où l’on célèbre le couronnement du roi Guillaume III, prétendant que Tamerlan est Guillaume, et que Bajazet est Jacques II. Il est clair cependant que Tamerlan est encore plus usurpateur que Bajazet.

Ce héros du vulgaire, dévastateur d’une grande partie du monde, conquit la partie septentrionale de l’Inde jusqu’à Lahor et jusqu’au Gange, par lui ou par ses fils, en très-peu d’années[3]. Féristha assure qu’ayant pris dans Delhi cent mille captifs, il les fit tous égorger : qu’on juge par là du reste. La conquête n’était pas difficile : il avait à faire à des Indiens, et tout était partagé en factions. La plupart de ces invasions subites, qui ont changé la face de la terre, furent faites par des loups qui entraient dans des bergeries ouvertes. Il est assez connu que lorsqu’une nation est aisément soumise par un peuple étranger, c’est parce qu’elle était mal gouvernée.

L’auteur persan, qui raconte brièvement une partie des victoires de Tamerlan, et qui paraît saisi d’horreur à toutes ses cruautés, n’est point d’accord avec les autres écrivains sur une infinité de circonstances. Rien ne nous prouve mieux combien il faut se défier de tous les détails de l’histoire. Nous ne manquons

  1. Plus connu sous le nom de Thamas-Kouli-kan ; voyez tome XIII, page 150.
  2. Nicolas Rowe, né en 1673, mort en 1718 ; sa tragédie est intitulée Tamerlan, et fait partie du Théâtre anglais traduit par Laplace.
  3. Voyez tome XII, page 88.