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SUR L’INDE.

rassent jamais de ce qui s’est fait dans leur chaumière cinquante ans avant eux. Croit-on que les habitants de la Forêt-Noire soient fort curieux de l’antiquité, et que les quatre villes forestières aient beaucoup de monuments ? La passion de l’histoire est née, comme toutes les autres, de l’oisiveté. Maintenant qu’il faut entasser dans sa tête les révolutions des deux mondes, maintenant qu’on veut connaître à fond les nègres d’Angola et les Samoyèdes, le Chili et le Japon, la mémoire succombe sous le poids immense dont la curiosité l’a chargée. Le lieutenant colonel Dow s’est donné la peine de traduire en sa langue une partie d’une histoire de l’Inde, composée dans Delhi même par le Persan Cassim Féristha[1], sous les yeux de l’empereur de l’Inde Gean-Guir[2], au commencement du xviie siècle.

Cet écrivain persan, qui paraît un homme d’esprit et de jugement, commence par se défier des fables indiennes, et principalement de leurs quatre grandes périodes qu’ils appellent jog, dont la première, dit-il, fut de quatorze millions quatre cent mille années, pendant laquelle chaque homme vivait cent mille ans : alors tout était sur la terre vertu et félicité.

Le second jog ne dura que dix-huit cent mille ans. Il n’y eut alors que les trois quarts de vertu et de bonheur de ce qu’on en avait eu dans la première période, et la vie des hommes ne s’étendit pas au delà de cent siècles.

Le troisième jog ne fut que de soixante et douze mille ans. La vertu et le bonheur furent réduits à la moitié, et la vie des hommes à dix siècles.

Le quatrième jog fut raccourci jusqu’à trente-six mille ans, et le lot des hommes fut un quart de vertu et de bonheur avec trois quarts de méchanceté et de misère : aussi les hommes ne vécurent plus qu’environ cent ans, et c’est jusqu’à présent leur condition. Ce conte allégorique est probablement le modèle des quatre âges, d’or, d’argent, de cuivre, et de fer. Ces origines sont bien éloignées de celles des Chaldéens, des Chinois, des Égyptiens, des Persans, des Scythes, et surtout de notre Sem, de notre Cham, et de notre Japhet. Nos étrennes mignonnes ne ressemblent en rien aux almanachs de l’Asie.

Si l’auteur persan Féristha avait pris pour une histoire de l’Inde l’ancienne fable morale des quatre jog, ce serait comme

  1. Le même que Mohammed-Kazem Ferichtah.
  2. C’est le Zéangir des uns, et le Djehan-Guyr des autres. On est encore peu d’accord sur l’orthographe et la prononciation des noms de ce genre, cités dans les Fragments sur l’Inde. (Cl.)