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ET SUR LE GÉNÉRAL LALLY.


ARTICLE XX.


DESTRUCTION DE LA COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES.


La mort de Lally ne rendit pas la vie à la compagnie des Indes : elle ne fut qu’une cruauté inutile. S’il est triste de s’en permettre de nécessaires, combien doit-on s’abstenir de celles qui ne servent qu’à faire dire aux nations voisines : Ce peuple, auparavant généreux et redoutable, n’était en ce temps-là dangereux que pour ceux qui le servaient !

    aussi que la crainte de voir cet acte de la justice et de la bonté du roi empêcher une mort devenue nécessaire à l’existence et à la fortune des ennemis de Lally avait fait accélérer l’exécution, et que ce fut cette raison qui fit négliger à son égard toute espèce de bienséance ; mais on ne peut le croire sans accuser ceux qui présidaient à l’exécution d’être les complices des calomniateurs de Lally. D’autres ont aussi prétendu que l’on avait voulu le punir par cette humiliation d’avoir cherché à se tuer : cette idée est absurde ; on ne peut soupçonner des magistrats d’une superstition aussi cruelle que honteuse. Le fait du bâillon n’est que trop vrai ; mais personne, dès le lendemain de l’exécution, n’osa s’avouer l’auteur de cet abominable raffinement de barbarie. Dans un pays où les lois seraient respectées, un homme capable d’ajouter à la sévérité d’un supplice prononcé par un arrêt serait sévèrement puni, et l’impunité de ceux qui ont donné l’ordre du bâillon est un opprobre pour la législation française, à laquelle les étrangers ne font déjà que trop de reproches.

    Le comte de Lally a laissé un fils né d’un mariage secret. Il apprit en même temps sa naissance, la mort horrible de son père, et l’ordre qu’il lui donnait de venger sa mémoire : forcé d’attendre sa majorité, tout ce temps fut employé à s’en rendre digne. Enfin l’arrêt fatal fut cassé, au rapport de M. Lambert, par le conseil, qui fut effrayé de la foule de violations des formes légales qui avaient précédé et accompagné ce jugement. M. de Voltaire était mourant lorsqu’il apprit cette nouvelle : elle le tira de la léthargie où il était plongé. Je meurs content, écrivit-il au jeune comte de Lally, je vois que le roi aime la justice.

    Le parlement de Normandie fut chargé de revoir le procès ; la haine pour Lally ne subsistait plus que dans le cœur de ce ramas de brigands qui jouissaient à Paris du fruit des rapines qu’ils avaient exercées dans l’Inde. L’opinion publique avait changé, et le parlement de Paris se conduisit avec la modération et la dignité convenable à des juges qui savent que ce n’est pas l’erreur, mais la partialité qui peut les déshonorer. Le neveu d’un des employés de la compagnie crut devoir au parlement de Paris, et à la mémoire de son oncle, qui lui avait prescrit le contraire, de se rendre partie dans un procès qui lui était étranger. Le parlement de Rouen admit son intervention, que toutes les lois devaient l’obliger de rejeter ; le conseil fut forcé de casser encore cet arrêt, et de renvoyer de nouveau le jugement au parlement de Bourgogne. Le fils du comte de Lally a défendu lui-même, dans tous les tribunaux, la cause de son père avec une éloquence simple, noble, et pathétique ; la piété filiale en a fait un jurisconsulte et un orateur ; et quel que soit l’événement de cette grande cause, l’estime et le respect de toutes les âmes honnêtes sera sa récompense. (K.) — L’arrêt du parlement de Dijon a confirmé celui du parlement de Paris, le 23 août 1783, et même avec plus de dureté. (Note de Wagnière.)