Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/151

Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
ET SUR LE GÉNÉRAL LALLY.

gagea même le jésuite Lavaur, son ennemi secret, à prêter trente-six mille livres de l’argent qu’il réservait pour son usage ou pour ses missions, le tout remboursable par la compagnie si elle était en état de le faire. On devait aux troupes dix mois de paye, et cette paye était forte : elle montait à plus d’un écu par jour pour chaque cavalier, et à treize sous pour les soldats. Nous savons combien ces détails sont petits ; mais nous sentons qu’ils sont nécessaires.

La révolte ne fut apaisée qu’au bout de sept jours ; la bonne volonté du soldat en fut affaiblie. Les Anglais revinrent à ce lieu fatal de Vandavachi ; ils livrèrent dans cet endroit une seconde bataille, qu’ils gagnèrent complètement. M. de Bussy y fut fait prisonnier : tout fut désespéré alors.

Après cette défaite, la cavalerie se révolta encore, et voulut passer aux Anglais, aimant mieux servir les vainqueurs, dont elle était sûre d’être bien payée, que les vaincus, qui lui devaient encore une grande partie de sa solde. Le général la ramena une seconde fois avec son argent ; mais il ne put empêcher que plusieurs cavaliers ne désertassent[1].

Les désastres se suivirent rapidement pendant une année entière. La colonie perdit tous ses postes ; les troupes noires, les cipayes, les Européans, désertaient en foule. On avait eu recours à ces Marattes, que chaque parti emploie tour à tour dans tout le Mogol ; nous les avons comparés aux Suisses[2] ; mais s’ils vendent comme eux leurs services, et s’ils ont quelque chose de leur valeur, ils n’en ont pas la fidélité.

  1. Quelle est donc cette fureur de désertion ? L’amour de la patrie se perd-il à mesure qu’on s’éloigne d’elle ? Le soldat, qui tirait hier sur les ennemis, tire demain sur ses compatriotes ; il s’est fait un nouveau devoir de tuer d’autres hommes, ou d’être tué par eux. Mais pourquoi y avait-il tant de Suisses dans les troupes anglaises, et pas un dans les troupes de France ? Pourquoi, parmi ces Suisses, unis à la France par tant de traités, s’est-il trouvé tant d’officiers et de soldats qui ont servi les Anglais contre cette même France en Amérique et en Asie ?

    D’où vient enfin qu’en Europe, pendant la paix même, des milliers de Français ont quitté leurs drapeaux pour toucher la même paye de l’étranger ? Les Allemands désertent aussi, les Espagnols rarement, les Anglais presque jamais. Il est inouï qu’un Turc et un Russe désertent.

    Dans la retraite des Dix mille, au milieu des plus grands dangers et des fatigues les plus décourageantes, aucun Grec ne déserta. Ils n’étaient pourtant que des mercenaires, officiers et soldats, qui s’étaient vendus pour un peu d’argent au jeune Cyrus, à un rebelle, à un usurpateur. C’est au lecteur, et surtout au militaire éclairé, de trouver la cause et le remède de cette maladie contagieuse, plus commune aux Français qu’aux autres nations depuis plusieurs années, dans la guerre comme pendant la paix. (Note de Voltaire.)

  2. Page 114.