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ET SUR LE GÉNÉRAL LALLY.

subalternes, fut d’un très-mauvais augure pour les matelots, toujours superstitieux, et même pour Lally, qui ne l’était pas.

Ce commandant avait en perspective le bâton de maréchal de France, qu’il croyait pouvoir obtenir s’il opérait une grande révolution dans l’Inde, et s’il réparait l’honneur des armes françaises, peu soutenu alors dans les autres parties du monde. Sa seconde passion était d’humilier la grandeur anglaise, dont il était l’ennemi implacable.

Dès qu’il fut arrivé, il assiégea trois places : l’une était Goudelour, ville commerçante et défendue par un petit fort à quatre lieues de Pondichéry ; la seconde, Saint-David, citadelle bien plus considérable ; la troisième, Divicotey, qui se rendit à son approche. Il était flatteur pour lui d’avoir sous ses ordres, dans ses premières expéditions, un comte d’Estaing[1], descendant de ce d’Estaing qui sauva la vie à Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, et qui transmit à sa maison les armoiries des rois de France ; un Grillon, arrière-petit-fils de ce Grillon surnommé le Brave, digne d’être aimé du grand Henri IV ; un Montmorency, un Gonflans, dont la maison est si ancienne et si illustre ; un La Fare, et plusieurs autres officiers de la première qualité. Ce n’était pas l’usage qu’on fît servir des jeunes gens d’un grand nom dans l’Inde. Il est vrai qu’il eût fallu avec eux plus de troupes et plus d’argent. Cependant le comte d’Estaing avait investi Goudelour, et le surlendemain la place s’était rendue au général Lally, qui, suivi de cette florissante jeunesse, alla sur-le-champ mettre le siége devant l’importante place de Saint-David.

Il n’y avait pas un moment de perdu chez les deux nations rivales : pendant que l’on prenait Goudelour, une flotte anglaise, commandée par l’amiral Pococke, attaquait celle du comte d’Aché à la rade de Pondichéry. Des hommes blessés ou tués, des mâts brisés, des voiles déchirées, des agrès rompus, furent tout l’effet de cette bataille indécise. Les deux flottes, endommagées, restèrent dans ces parages également hors d’état de se nuire. La française était la plus maltraitée : elle n’avait que quarante morts, mais cinq cents hommes étaient blessés ; le comte d’Aché et son capitaine l’étaient aussi, et après la bataille on eut encore le malheur de perdre un vaisseau de soixante et quatorze canons, qui échoua sur la côte[2]. Mais une preuve évidente que l’amiral fran-

  1. C’est à lui qu’est adressée la lettre de Voltaire, du 8 septembre 1766.
  2. Ce vaisseau était celui du capitaine Bouvet, officier de la compagnie. Il avait montré dans cette bataille un courage et une habileté qui eussent fait honneur à l’officier de marine le plus expérimenté. (K.)