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FRAGMENTS HISTORIQUES SUR L’INDE,

souverains à ses ordres. Nous savons que souvent des Indiens le traitèrent de roi, et sa femme de reine. M. de Bussy, qui s’était signalé à la défense de Pondichéry, avait une dignité qui ne se peut mieux exprimer que par le titre de général de la cavalerie du Grand Mogol. Il faisait la guerre et la paix avec les Marattes, peuple guerrier que nous ferons connaître, qui vendait ses services tantôt aux Anglais, tantôt aux Français. Il affermissait sur leurs trônes des princes que M. Dupleix avait créés.

La reconnaissance fut proportionnée aux services. Les richesses ainsi que les honneurs en furent la récompense. Les plus grands seigneurs en Europe n’ont ni autant de pouvoir ni autant de splendeur ; mais cette fortune et cet éclat passèrent en peu de temps. Les Anglais et leurs alliés battirent les troupes françaises en plus d’une occasion. Les sommes immenses données aux soldats par les soubas et les nababs étaient en partie dissipées par les débauches, et en partie perdues dans les combats ; la caisse, les munitions, les provisions de Pondichéry, épuisées.

La petite armée qui restait à la France était commandée par le major Lass, neveu de ce fameux Lass qui avait fait tant de mal au royaume, mais à qui l’on devait la compagnie des Indes. Ce jeune Écossais combattit contre les Anglais en brave homme ; mais privé de secours et de vivres, son courage était inutile. Il mena le nabab Chandazaëb dans une île formée par des rivières, nommée Cheringam, appartenante aux brames. Il est peut-être utile d’observer ici que les brames sont les souverains de cette île. Nous avons beaucoup de pareils exemples en Europe. On pourrait même assurer qu’il y en a eu dans toute la terre. Les brachmanes furent autrefois, dit-on, les premiers souverains de l’Inde. Les brames, leurs successeurs, ont conservé de bien faibles restes de leur ancienne puissance. Quoi qu’il en soit, la petite armée française, commandée par un Écossais et logée dans un monastère indien, n’avait ni vivres ni argent pour en acheter. M. Lass nous a conservé la lettre par laquelle M. Dupleix lui ordonnait de prendre de force tout ce qui lui conviendrait dans le couvent des brames. Il ne restait que deux ornements réputés sacrés : c’étaient deux chevaux sculptés, couverts de lames d’argent ; on les prit, on les vendit, et les brames ne murmurèrent pas ; ils ne firent aucune représentation. Mais le produit de cette vente ne put empêcher la troupe française de se rendre prisonnière de guerre aux Anglais. Ils se saisirent de ce nabab Chandazaëb, pour qui le major Lass combattait ; et le nabab anglais, compétiteur de Chandazaëb, lui fit trancher la tête. M. Dupleix