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EN FAIT DE JUSTICE. 583

auquel elle n'avait point touché pendant trente années, lui avait été remis par un nommé Cliotard, qu'on prétend être mort in- solvable.

Cependant elle déclare dans son testament qu'elle a prêté et avancé à sa fille, mère du docteur es lois, deux cent mille livres argent comptant, outre ces cent mille écus qu'elle réclame.

Elle assurait, avant ce testament, qu'elle avait toujours caché son bien à sa fille ; et maintenant voici deux cent mille francs qu'elle lui a donnés. On voit une femme qui subsistait à peine d'une industrie honteuse, et qui meurt dans un galetas, riche de cinq cent mille livres au lieu de trois cent mille. Ou elle a menti toute sa vie, ou elle ment à l'heure de la mort.

Elle déclare « qu'elle a prêté à l'officier général trois cent mille livres qui lui ont été portées en or par son petit-fils en plu- sieurs voyages » ; et cependant ehe n'en a rien vu. Elle confirme le marché qu'elle a fait de son procès avec le nommé Aubourg, prêteur sur gages : presque tout son testament ressemble à un plaidoyer dicté par une partie intéressée.

Cette pièce enfin, jointe à toutes les présomptions contre la famille des accusés, semble mettre toutes les probabilités du côté de l'officier général, et contre les prétendus préteurs.

Si tout cela n'est pas une preuve démonstrative en justice, c'en est une très-forte en morale. Il n'y a, je crois, personne qui puisse se persuader sur cet exposé que le maréchal de camp ait ourdi la trame la plus noire pour voler trois cent mille livres à une pauvre famille, obscurément reléguée dans un troisième étage de la rue Saint-Jacques. Pour que cet officier, cet ancien gentilhomme, ce père de famille, fût coupable d'une lâcheté si atroce, il faudrait qu'il eût raisonné ainsi :

(( Je suis endetté; je vais, pour me libérer, emprunter cent mille écus d'une famille qui paraît très-peu riche. Dès que je les aurai, je jurerai ne les avoir point reçus. J'accuserai la famille d'avoir exigé mes billets pour les négocier, et de nem'avoir point donné d'argent. Je ferai mettre cette famille au cachot ; je pourrai la faire punir d'une peine afflictive, et je jouirai de tout son bien que je lui aurai volé. Pour mieux faire réussir mon horrible des- sein, je refuserai de payer cent écus à la courtière qui m'aura fait prêter cette somme immense : par là je la soulèverai contre moi, et je m'exposerai à être pendu. »

Il ne paraît pas possible qu'un homme qui n'a pas l'esprit aliéné conçoive un projet si fou, et qu'un homme qui n'a jamais commis de crime commence par un crime si infâme.

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