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IL FAUT PRENDRE UN PARTI,


honnête homme, il n’a rien à craindre d’un maître qui n’a nul intérêt de lui faire du mal. Il peut reconnaître un Dieu en toute sûreté : il n’en payera pas un denier d’impôt de plus, et n’en fera pas moins bonne chère.

« Pour vous, monsieur le païen, je vous avoue que vous venez un peu tard pour rétablir le polythéisme. Il eût fallu que Maxence eût remporté la victoire sur Constantin, ou que Julien eût vécu trente ans de plus.

« Je confesse que je ne vois nulle impossibilité dans l’existence de plusieurs êtres prodigieusement supérieurs à nous, lesquels auraient chacun l’intendance d’un globe céleste. J’aurais même assez volontiers quelque plaisir à préférer les Naïades, les Dryades, les Sylvains, les Grâces, les Amours, à saint Fiacre, à saint Pancrace, à saints Crépin et Crépinien, à saint Vit, à sainte Cunégonde, à sainte Marjolaine ; mais enfin il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité, et puisqu’une seule intelligence suffit pour l’arrangement de ce monde, je m’en tiendrai là, jusqu’à ce que d’autres puissances m’apprennent qu’elles partagent l’empire.

« Quant à vous, monsieur le manichéen, vous me paraissez un duelliste qui aimez à combattre. Je suis pacifique ; je n’aime pas à me trouver entre deux concurrents qui sont éternellement aux prises. Il me suffit de votre Oromase ; reprenez votre Arimane.

« Je demeurerai toujours un peu embarrassé sur l’origine du mal ; mais je supposerai que le bon Oromase, qui a tout fait, n’a pu faire mieux. Il est impossible que je l’offense quand je lui dis : Vous avez fait tout ce qu’un être puissant, sage et bon, pouvait faire. Ce n’est pas votre faute si vos ouvrages ne peuvent être aussi bons, aussi parfaits que vous-même. Une différence essentielle entre vous et vos créatures, c’est l’imperfection. Vous ne pouviez faire des dieux : il a fallu que les hommes, ayant de la raison, eussent aussi de la folie, comme il a fallu des frottements dans toutes les machines. Chaque homme a essentiellement sa dose d’imperfection et de démence, par cela même que vous êtes parfait et sage. Il ne doit pas être toujours heureux, par cela même que vous êtes toujours heureux. Il me paraît qu’un assemblage de muscles, de nerfs et de veines, ne peut durer que quatre-vingts ou cent ans tout au plus, et que vous devez durer toujours. Il me paraît impossible qu’un animal, composé nécessairement de désirs et de volontés, n’ait pas trop souvent la volonté de se faire du bien en faisant du mal à son prochain. Il n’y a que vous qui ne fassiez jamais de mal. Enfin il y a nécessairement une si grande distance entre vous et vos