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IL FAUT PRENDRE UN PARTI,


XX. — Discours d’un manichéen.


Un manichéen, ayant entendu cet athée, lui dit : « Vous vous trompez. Non-seulement il existe un Dieu, mais il y en a nécessairement deux. On nous a très-bien démontré que, tout étant arrangé avec intelligence, il existe dans la nature un pouvoir intelligent ; mais il est impossible que ce pouvoir intelligent, qui a fait le bien, ait fait aussi le mal. Il faut que le mal ait aussi son Dieu. Le premier Zoroastre annonça cette grande vérité il y a environ douze mille ans, et deux autres Zoroastres sont venus la confirmer dans la suite. Les Parsis ont toujours suivi cette admirable doctrine, et la suivent encore. Je ne sais quel misérable peuple, appelé Juif, étant autrefois esclave chez nous, y apprit un peu de cette science, avec le nom de Satan, et de Knat-bull. Il reconnut enfin Dieu et le diable ; et le diable même fut si puissant chez ce pauvre petit peuple qu’un jour Dieu, étant descendu dans son pays, le diable l’emporta sur une montagne [1]. Reconnaissez donc deux dieux : le monde est assez grand pour les contenir et pour leur donner de l’exercice. »


XXI. — Discours d’un païen.


Un païen se leva alors, et dit : « S’il faut reconnaître deux dieux, je ne vois pas ce qui nous empêchera d’en adorer mille. Les Grecs et Romains, qui valaient mieux que vous, étaient polythéistes. Il faudra bien qu’on revienne un jour à cette doctrine admirable qui peuple l’univers de génies et de divinités. C’est indubitablement le seul système qui rende raison de tout, le seul dans lequel il n’y a point de contradiction. Si votre femme vous trahit, c’est Vénus qui en est la cause ; si vous êtes volé, vous vous en prenez à Mercure ; si vous perdez un bras ou une jambe dans une bataille, c’est Mars qui l’a ordonné ainsi : voilà pour le mal. Mais, à l’égard du bien, non-seulement Apollon, Cérès, Pomone, Bacchus, et Flore, vous comblent de présents ; mais, dans l’occasion, ce même Mars peut vous défaire de vos ennemis, cette même Vénus peut vous fournir des maîtresses, ce même Mercure peut verser dans votre coffre tout l’or de votre voisin, pourvu que votre main aide son caducée.

« Il était bien plus aisé à tous ces dieux de s’entendre ensemble

  1. Matth., IV, 8 ; Luc, IV, 5.