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OU LE PRINCIPE D'ACTION.


aux compatissants pythagoriciens, pour trouver quelqu'un qui nous fasse honte de notre sanglante gloutonnerie ; ou bien il faut voyager chez les brames : car, pour nos moines que le caprice de leurs fondateurs a fait renoncer à la chair, ils sont meurtriers de soles et de turbots, s'ils ne le sont pas de perdrix et de cailles [1]; et ni parmi les moines, ni dans le concile de Trente, ni dans nos assemblées du clergé, ni dans nos académies, on ne s'est encore avisé de donner le nom de mal à cette boucherie universelle. On n'y a pas plus songé dans les conciles que dans les cabarets.

Le grand Être est donc justifié chez nous de cette boucherie, ou bien il nous a pour complices.


XVI. — Du mal dans l'animal appelé homme.


Voilà pour les bêtes ; venons à l'homme. Si ce n'est pas un mal que le seul être sur la terre qui connaisse Dieu par ses pensées soit malheureux par ses pensées ; si ce n'est pas un mal que cet adorateur de la Divinité soit presque toujours injuste et souffrant, qu'il voie la vertu, et qu'il commette le crime, qu'il soit si souvent trompeur et trompé, victime et bourreau de ses semblables, etc., etc. ; si tout cela n'est pas un mal affreux, je ne sais pas où le mal se trouvera.

Les bêtes et les hommes souffrent presque sans relâche, et les hommes encore davantage, parce que non-seulement leur don de penser est très souvent un tourment, mais parce que cette faculté de penser leur fait toujours craindre la mort, que les bêtes ne prévoient point. L'homme est un être très-misérable qui a quelques heures de relâche, quelques minutes de satisfaction, et une longue suite de jours de douleurs dans sa courte vie. Tout le monde l'avoue, tout le monde le dit, et on a raison.

Ceux qui ont crié que tout est bien sont des charlatans. Shaftesbury, qui mit ce conte à la mode, était un homme très-malheureux. J'ai vu Bolingbroke rongé de chagrins et de rage, et Pope, qu'il engagea à mettre en vers cette mauvaise plai-

  1. Les moines de la Trappe ne dévorent aucun être vivant ; mais ce n'est ni par un sentiment de compassion, ni pour avoir une âme plus douce, plus éloignée de la violence, ni pour s'accoutumer à la tempérance, si nécessaire à l'homme qui aspire à se rendre indépendant des événements, ni pour se conserver plus sain un entendement dont ils ont juré de ne jamais faire usage. Tels étaient les motifs des philosophes disciples de Pythagore. Nos pauvres trappistes ne font mauvaise chère que pour se faire une niche : ce qu'ils croient très-propre à divertir l'Être des êtres. (K.)