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IL FAUT PRENDRE UN PARTI,


XV. — Du mal, et en premier lieu de la destruction des bêtes.


Nous n'avons jamais pu avoir l'idée du bien et du mal que par rapport à nous. Les souffrances d'un animal nous semblent des maux parce que, étant animaux comme eux, nous jugeons que nous serions fort à plaindre si on nous en faisait autant. Nous aurions la même pitié d'un arbre si on nous disait qu'il éprouve des tourments quand on le coupe, et d'une pierre, si nous apprenions qu'elle souffre quand on la taille ; mais nous plaindrions l'arbre et la pierre beaucoup moins que l'animal, parce qu'ils nous ressemblent moins. Nous cessons même bientôt d'être touchés de l'affreuse mort des bêtes destinées pour notre table. Les enfants qui pleurent la mort du premier poulet qu'ils voient égorger, en rient au second.

Enfin il n'est que trop certain que ce carnage dégoûtant, étalé sans cesse dans nos boucheries et dans nos cuisines, ne nous paraît pas un mal ; au contraire, nous regardons cette horreur, souvent pestilentielle, comme une bénédiction du Seigneur, et nous avons encore des prières dans lesquelles on le remercie de ces meurtres. Qu'y a-t-il pourtant de plus abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ?

Non-seulement nous passons notre vie à tuer et à dévorer ce que nous avons tué, mais tous les animaux s'égorgent les uns les autres ; ils y sont portés par un attrait invincible. Depuis les plus petits insectes jusqu'au rhinocéros et à l'éléphant, la terre n'est qu'un vaste champ de guerres, d'embûches, de carnage, de destruction ; il n'est point d'animal qui n'ait sa proie, et qui, pour la saisir, n'emploie l'équivalent de la ruse et de la rage avec laquelle l'exécrable araignée attire et dévore la mouche innocente. Un troupeau de moutons dévore en une heure plus d'insectes, en broutant l'herbe, qu'il n'y a d'hommes sur la terre.

Et ce qui est encore de plus cruel, c'est que, dans cette horrible scène de meurtres toujours renouvelés, on voit évidemment un dessein formé de perpétuer toutes les espèces par les cadavres sanglants de leurs ennemis mutuels. Ces victimes n'expirent qu'après que la nature a soigneusement pourvu à en fournir de nouvelles. Tout renaît pour le meurtre.

Cependant je ne vois aucun moraliste parmi nous, aucun de nos loquaces prédicateurs, aucun même de nos tartufes, qui ait fait la moindre réflexion sur cette habitude affreuse, devenue chez nous nature. Il faut remonter jusqu'au pieux Porphyre, et