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IL FAUT PRENDRE UN PARTI,


moins nécessaire. C'est ainsi que nous sentons très-souvent du mal à un membre que nous n'avons plus, et qu'en faisant un certain mouvement de deux doigts croisés l'un sur l'autre on sent deux boules dans sa main lorsqu'il n'y en a qu'une. L'organe de l'ouïe est sujet à mille méprises qui sont l'effet des ondulations de l'atmosphère. Notre nature est de nous tromper sur tous les objets dans lesquels ces erreurs sont nécessaires.

Nous allons voir si l'homme peut être libre dans un autre sens que celui qui est admis par les philosophes.


XIII. — De la liberté de l'homme, et du destin.


Une boule qui en pousse une autre, un chien de chasse qui court nécessairement et volontairement après un cerf, ce cerf qui franchit un fossé immense avec non moins de nécessité et de volonté ; cette biche qui produit une autre biche, laquelle en mettra une autre au monde : tout cela n'est pas plus invinciblement déterminé que nous ne le sommes à tout ce que nous faisons. Car songeons toujours combien il serait inconséquent, ridicule, absurde, qu'une partie des choses fût arrangée, et que l'autre ne le fût pas.

Tout événement présent est né du passé, et est père du futur, sans quoi cet univers serait absolument un autre univers, comme le dit très-bien Leibnitz, qui a deviné plus juste en cela que dans son harmonie préétablie. La chaîne éternelle ne peut être ni rompue ni mêlée. Le grand Être qui la tient nécessairement ne peut la laisser flotter incertaine, ni la changer : car alors il ne serait plus l'Être nécessaire, l'Être immuable, l'Être des êtres ; il serait faible, inconstant, capricieux ; il démentirait sa nature, il ne serait plus.

Un destin inévitable est donc la loi de toute la nature, et c'est ce qui a été senti par toute l'antiquité. La crainte d'ôter à l'homme je ne sais quelle fausse liberté, de dépouiller la vertu de son mérite, et le crime de son horreur, a quelquefois effrayé des âmes tendres ; mais, dès qu'elles ont été éclairées, elles sont bientôt revenues à cette grande vérité que tout est enchaîné, et que tout est nécessaire.

L'homme est libre, encore une fois [1], quand il peut ce qu'il veut ; mais il n'est pas libre de vouloir : il est impossible qu'il

  1. C'est dans son Philosophe ignorant que Voltaire l'avait déjà dit ; voyez tome XXVI, pages 50 et 93.