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SUR UN ÉCRIT ANONYME.


J’ajoute encore un mot, et assez sérieusement. Quoique j’aie passé à deux reprises quarante ans loin de Paris, dans une profonde retraite, je connais les cabales de la littérature et du théâtre, et même les autres cabales. Je sais combien on se passionne pour un système chimérique, pour un mauvais ouvrage prôné et oublié, pour une opinion du temps, qui s’évanouit, enfin pour les formes substantielles, les idées innées, et l’harmonie préétablie. Trois ou quatre énergumènes s’unissent pour décrier, pour injurier, pour perdre même, s’ils le peuvent, quiconque n’est pas de leur avis. J’ai vu les emportements et les artifices employés contre ceux qui n’admettaient pour mesure de la force des corps en mouvement que la masse multipliée par la vitesse. J’ai été témoin des inimitiés les plus vives et les plus cruelles entre ceux qui croyaient parvenir à une mesure exacte et uniforme de tous les méridiens, et ceux qui la croyaient impossible et inutile pour la navigation.

Doutiez-vous des miracles de saint Paris et des convulsionnaires : vous étiez un lâche flatteur de la cour, un traître, un impie, un ennemi de saint Augustin. Aviez-vous quelques scrupules sur les miracles du bienheureux Régis, jésuite ; osiez-vous examiner si un cancre avait en effet rapporté à saint Xavier son crucifix tombé au fond de la mer : on vous appelait athée dans vingt libelles.

Il a été un temps, fort court à la vérité, mais il a été, ce temps honteux et ridicule, où quelques gens de lettres ne pouvaient pas supporter un homme qui pensait que la subordination est nécessaire dans la société, qu’un garçon charcutier n’est pas égal en tout à un duc et pair, à un ministre d’État, à un prince ; et qu’enfin le mariage de l’héritier d’une couronne avec la fille du bourreau ne serait pas tout à fait sortable[1].

Lorsqu’on fit paraître le Système de la Nature[2], livre diffus, incorrect, ennuyeux, fondé sur un seul argument, et encore argument équivoque, livre stérile en bons raisonnements, et pernicieux par les conséquences, mais éblouissant dans un petit nombre de pages par la peinture, quoique usée, de nos misères ; lors, dis-je, qu’on prôna ce livre, on ne voulait pas permettre à un philosophe d’être de l’avis de Cicéron et de Platon, et on disait qu’un homme qui reconnaît un Dieu trahit la cause du genre humain. Je ne doute pas que l’auteur et trois fauteurs de ce livre ne deviennent mes implacables ennemis pour avoir dit ma pensée, et

  1. Allusion aux partisans de J.-J. Rousseau.
  2. Voyez tome XVIII, page 369.