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LA MÉPRISE D’ARRAS.

épouvantables : la sentence et les pièces du procès arrivaient à la Tournelle de Paris avec le condamné. Cette chambre, dont le ressort était immense, n’avait pas le temps de l’examen ; la sentence était confirmée. L’accusé, que des archers avaient conduit dans l’espace de quatre cents milles, à très-grands frais, était ramené pendant quatre cents milles, à plus grands frais, au lieu de son supplice ; et cela nous apprend l’éternelle reconnaissance que nous devons au roi d’avoir diminué ce ressort, d’avoir détruit ce grand abus, d’avoir créé des conseils supérieurs dans les provinces, et surtout d’avoir fait rendre gratuitement la justice.

Nous avons déjà parlé ailleurs[1] du supplice de la roue dans lequel périt, il y a peu d’années, ce bon cultivateur, ce bon père de famille nommé Martin, d’un village du Barois ressortissant au parlement de Paris. Le premier juge condamna ce vieillard à la torture qu’on appelle ordinaire et extraordinaire, et à expirer sur la roue ; et il le condamna non-seulement sur les indices les plus équivoques, mais sur des présomptions qui devaient établir son innocence.

Il s’agissait d’un meurtre et d’un vol commis auprès de sa maison, tandis qu’il dormait profondément entre sa femme et ses sept enfants. On confronte l’accuse avec un passant qui avait été témoin de l’assassinat. « Je ne le reconnais pas, dit le passant ; ce n’est pas là le meurtrier que j’ai vu : l’habit est semblable, mais le visage est différent. — Ah ! Dieu soit loué, s’écrie le bon vieillard, ce témoin ne m’a pas reconnu. »

Sur ces paroles, le juge s’imagine que le vieillard, plein de l’idée de son crime, a voulu dire : « Je l’ai commis, on ne m’a pas reconnu, me voilà sauvé ; » mais il est clair que ce vieillard, plein de son innocence, voulait dire : « Ce témoin a reconnu que je ne suis pas coupable ; il a reconnu que mon visage n’est pas celui du meurtrier. »

Cette étrange logique d’un bailli, et des présomptions encore plus fausses, déterminent la sentence précipitée de ce juge et de ses assesseurs. Il ne leur tombe pas dans l’esprit d’interroger la femme, les enfants, les voisins ; de chercher si l’argent volé se trouve dans la maison ; d’examiner la vie de l’accusé ; de confronter la pureté de ses mœurs avec ce crime. La sentence est portée ; la Tournelle, trop occupée alors, signe sans examen : bien jugé. L’accusé expire sur la roue devant sa porte ;

  1. Voyez tome XVIII, page 118, et ci-dessus, page 416.