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DISCOURS

de Dieu de dire qu’il exécute des choses qu’il sait être contraires à l’ordre, et qu’il veut détruire ce qui est bien selon sa nature. Les hommes peuvent penser d’une manière aussi peu juste, parce qu’étant nés mortels ils sont faibles, sujets aux passions, et portés au changement. Mais Dieu étant éternel, immuable, ce qu’il a ordonné doit l’être aussi. Toutes les choses qui existent sont produites par leur nature, et conformes à cette même nature. Comment est-ce que la nature pourrait donc agir contre le pouvoir divin, et s’éloigner de l’ordre dans lequel elle doit être nécessairement ? Si Dieu donc avait voulu que non-seulement les langues des nations, mais leurs mœurs et leurs lois fussent confondues et changées tout à coup, cela étant contraire à l’essence des choses, il n’aurait pu le faire par sa seule volonté : il aurait fallu qu’il eût agi selon l’essence des choses ; or il ne pouvait changer les différentes natures des êtres, qui s’opposaient invinciblement à ce changement subit. Ces différentes natures s’aperçoivent non-seulement dans les esprits, mais encore dans les corps des hommes nés dans différentes nations. Combien les Germains et les Scythes ne sont-ils pas entièrement différents des Africains et des Éthiopiens ? Peut-on attribuer une aussi grande différence au simple ordre qui confondit les langues ? Et n’est-il pas plus raisonnable d’en chercher l’origine dans l’air, dans la nature du climat, dans l’aspect du ciel, et chez les dieux qui gouvernent ces hommes dans des climats opposés l’un à l’autre ?

Il est évident que Moïse a connu cette vérité, mais il a cherché à la déguiser et à l’obscurcir. C’est ce qu’on voit clairement, si l’on fait attention qu’il a attribué la division des langues non à un seul Dieu, mais à plusieurs. Il ne dit pas que Dieu descendit seul ou accompagné d’un autre ; il écrit qu’ils descendirent plusieurs[1]. Il est donc certain qu’il a cru que ceux qui descendirent avec Dieu étaient d’autres dieux. N’est-il pas naturel de penser que s’ils se trouvèrent à la confusion des langues, et s’ils en furent la cause, ils furent aussi celle de la diversité des mœurs et des lois des nations lors de leur dispersion ?

Pour réduire en peu de mots ce dont je viens de parler amplement, je dis que si le dieu de Moïse est le Dieu suprême, le Créateur du monde, nous l’avons mieux connu que le législateur hébreu, nous qui le regardons comme le père et le roi de l’univers, dont il a été le créateur. Nous ne croyons pas que parmi les dieux qu’il a donnés aux peuples, et auxquels il en a confié le soin, il

  1. La Vulgate, Genèse, xi, 5, n’a pas le pluriel.