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DÉFENSE

C'est la mode aujourd'hui de dégrader les grands hommes ; mais, si les critiques veulent se souvenir qu'ils doivent aux soins infatigables de ce ministre toutes les manufactures qui contribuent à l'aisance de leur vie, depuis les tapisseries des Gobelins jusqu'aux bas au métier, ils connaîtront qu'il y aurait non-seulement de l'injustice à se plaindre de lui, mais encore de l'ingratitude.

Il me semble que Boileau avait raison, dans ces temps alors heureux, de dire à Louis XIV [1] qu'il peindrait...

Le soldat dans la paix doux et laborieux,
Nos artisans grossiers rendus industrieux,
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes.

Je ne m'attendais pas qu'on dût faire à Louis XIV et à son ministre un reproche de l'établissement de la compagnie des Indes ; elle n'était pas nécessaire peut-être du temps de Henri IV. On consommait alors dix fois moins d'épiceries que de nos jours. On ne connaissait ni café, ni thé, ni tabac, ni curiosités de la Chine, ni étoffes fabriquées chez les brames. Nous étions moins riches, moins éclairés qu'aujourd'hui, mais plus sages. N'accusons que nous de nos nouveaux besoins, et ne calomnions point les vues étendues des vrais hommes d'État qui n'ont été occupés qu'à nous satisfaire.

Jamais édit du roi n'ordonna aux Parisiennes de faire contribuer les quatre parties du monde au déjeuner de leurs femmes de chambre, de tirer des rivages de la mer Rouge une petite fève acre, de l'herbe de la Chine, leurs tasses du Japon, et leur sucre de l'Amérique.

Louis XIV ne dit jamais aux Français : « Je vous ordonne de mettre pour quatre millions cinq cent mille livres par an d'une poudre puante dans votre nez [2] ; et vous l'irez chercher dans la Virginie et chez les quakers. J'ordonne que toutes les bourgeoises aient des engageantes de mousseline brodées par les filles des brachmanes, et des robes filées au bord du Gange. »

Joignez à toutes nos fantaisies le besoin moins imaginaire peut-être des épiceries, et cet ancien proverbe : Cela est cher comme poivre, proverbe trop bien fondé sur ce qu'en effet une livre de poivre valait au moins deux marcs d'argent avant les voyages des

  1. Épître Ire, vers 139-142.
  2. Voyez tome XII, page 419.