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LES ADORATEURS,

ne sont au fond que l'idée de certains peuples de l'Amérique, qui, pour expliquer la cause de la pluie, prétendaient qu'il y avait là-haut un petit garçon et une petite fille, frère et sœur ; que le frère cassait quelquefois la cruche de sa petite sœur, et qu'alors on avait des pluies et des tempêtes.

Voilà toute la théologie du manichéisme, et tous les systèmes sur lesquels on a tant disputé ne valent pas mieux.

Pardonnons aux hommes, accablés de misères et de chagrins, d'avoir justifié si mal la Providence dans les bons moments où quelque relâche dans leurs peines leur laissait la liberté de penser. Pardonnons-leur d'avoir supposé un grand Être malfaisant, éternel ennemi d'un grand Être favorable. Qui peut n'être pas effrayé quand il considère que la terre entière n'est que l'empire de la destruction ? La génération, la vie des animaux, sont l'ouvrage d'une main si puissante et si industrieuse que la puissance de tous les rois et le génie de cent mille Archimèdes ne pourraient pas, dans toute l'éternité, fabriquer l'aile d'une mouche. Mais à quoi sert tout cet artifice divin qui brille dans la structure de ces milliards d'êtres sensibles ? A les faire tous dévorer les uns par les autres. Certes, si un homme avait fait un automate admirable marchant de lui-même et jouant de la flûte, et qu'il le brisât le moment d'après, nous le prendrions pour un grand génie devenu fou furieux.

Le globe est couvert de chefs-d'œuvre, mais de victimes ; ce n'est qu'un vaste champ de carnage et d'infection. Toute espèce est impitoyablement poursuivie, déchirée, mangée sur la terre, dans l'air, et dans les eaux. L'homme est plus malheureux que tous les animaux ensemble : il est continuellement en proie à deux fléaux que les animaux ignorent, l'inquiétude et l'ennui, qui ne sont que le dégoût de soi-même. Il aime la vie, et il sait qu'il mourra. S'il est né pour goûter quelques plaisirs passagers dont il loue la Providence, il est né pour des souffrances sans nombre et pour être mangé des vers ; il le sait, et les animaux ne le savent pas. Cette idée funeste le tourmente ; il consume l'instant de sa détestable existence à faire le malheur de ses semblables, à les égorger lâchement pour un vil salaire, à tromper et à être trompé, à piller et à être pillé, à servir pour commander, à se repentir sans cesse. Exceptez-en quelques sages, la foule des hommes n'est qu'un assemblage horrible de criminels infortunés, et le globe ne contient que des cadavres. Je tremble, encore une fois, d'avoir à me plaindre de l'Être des êtres en portant une vue attentive sur cet épouvantable tableau. Je voudrais n'être pas né.